[ [ [ Contre la loi de programmation militaire - Yannis Lehuédé

Ce mois de juillet 2009 était votée au Parlement français la loi de programmation militaire pour les années 2009-2014. Pour plus de 180 milliards d’euros…

Simultanément aura été annoncée la suivante, plus chère encore, jusqu’en 2020.

L’addition globale pour ces années à venir avait été préalablement claironnée par le Président de la République : l’armée se verra attribuer 377 milliards d’euros. Soit, estimation basse, plus de 30 milliards par an (hors pensions – qui comptent pour un peu plus de 7 milliards en 2009).

La dépense militaire constitue ainsi, dans le budget de l’Etat, le deuxième poste, après l’éducation. Ou, plus exactement, le troisième, derrière les intérêts de la dette, qui représentent 40 milliards d’euros par an.
Les organismes indépendants chargés de mesurer les dépenses militaires enregistrent en fait, année après année, que le budget militaire ainsi annoncé est systématiquement l’objet de dépassements. L’effort budgétaire de la France en faveur de son armée est évalué à 30% au-dessus du budget prévisionnel annoncé dans la loi de programmation militaire – à 65,74 milliards de dollars pour l’année 2008.

Encore faudrait-il compter le fait que la dépense militaire constitue chaque année l’essentiel du déficit de l’Etat. Aurait-on fait l’économie de ces dépenses inconsidérées depuis de nombreuses années, les 1200 milliards d’endettement n’existeraient quasiment pas – et les 40 milliards d’euros d’intérêts sur cette dette qui grèvent annuellement le budget.

Mais il faut ajouter au budget de l’armée la part de la recherche qui lui est consacrée – et ce n’est pas peu lorsqu’on sait que la plupart des laboratoires peuvent se trouver à un moment ou un autre à travailler avec l’armée. Et le budget de la recherche prend la quatrième place, avec environ 20 milliards d’euros.

A noter aussi le fait que cette loi de programmation militaire découle du récent livre blanc pour la défense et la « sécurité nationale » – et qu’à ce titre le domaine d’application de l’armée est aussi bien la « sécurité intérieure ». Et si l’on ajoute à tout ce qu’on vient de voir le budget consacré à la sécurité intérieure proprement dite – 18 milliards d’euros en 2006 –, on découvre un tableau singulièrement éloquent, où il est manifeste que l’essentiel de l’effort de l’Etat vise à exercer son « monopole de la violence ».

À souligner également, la nature des investissements prévus pour l’armée. S’il est question de débaucher nombre de soldats – une cinquantaine de milliers –, et si cela devrait réduire la masse salariale de l’armée, le budget n’en est pas pour autant diminué, comme on peut voir. C’est qu’il s’agit d’investir en équipements technologiques de pointe. Ainsi le système Musis, un ensemble de satellites d’écoute, devrait remplacer l’actuel système Hélios. Rappelons qu’il s’agit officiellement d’écouter l’ensemble des communications de la planète – transformant la liste des écoutes autorisées par le Premier ministre en une gentille plaisanterie. Mais il s’agit aussi de continuer à payer le fastueux Rafale, grâce auquel Serge Dassault sera parvenu à tripler la fortune léguée par son père... Et le nouvel hélicoptère Tigre, dont le ministre de la Défense annonçait fièrement devant l’Assemblée que son heure de vol coûterait dix fois plus cher que celle de l’Alouette qu’il remplace. Et ce n’est là qu’un petit échantillon de tout ce que l’armée pourra s’offrir avec ce budget sans limites que lui accorde la République.

C’est là un des principaux scandales : année après année, une loi de programmation suivant l’autre, la collectivité persiste à engloutir des fonds considérables pour… rien. Car, on l’a bien vu, les « Mirages 2000 » ont suivi les « Mirages » sans plus avoir servi. Sous-marins ou porte-avions nucléaires remplacent d’autres sous-marins et porte-avions nucléaires sans plus d’utilité. (Faut-il préciser que c’est heureusement – car lorsqu’elles « servent » ces armes ajoutent au gaspillage insensé de leur production celui, pire encore, des destructions et des malheurs pour lesquels ont les a conçues…)

De génération en génération, on voit simplement monter la facture, jusqu’à des niveaux à proprement parler astronomiques. La sophistication de cet appareillage – et son coût – semble comme proportionnelle à son inutilité.

Rappelons que jusqu’en 1989 ces budgets militaires, déjà absurdes, pouvaient tenter de se justifier du fait des risques de la « guerre froide » entre le bloc socialiste et le dit « monde libre ». En France comme aux Etats-Unis ou en Angleterre, aussi bien que dans les pays de l’Est, on pouvait toujours penser qu’il fallait s’équiper si on ne voulait pas se voir imposer par la force « l’autre système ». On pouvait déjà relever combien cette dépense était alors délirante, sans commune mesure avec quelque nécessité que ce soit lorsque, par exemple, le nombre de têtes nucléaires se sont multipliées très au-delà de toute capacité de destruction « utile » – atteignant la possibilité de pulvériser n fois la planète...

Depuis la fin de la Guerre froide, et en fait depuis le dégel qui l’a précédé, on aurait pu s’attendre à voir les budgets militaires baisser. Ce n’est pas ce qui s’est produit. Ils se sont, dans un premier temps, maintenus – baissant même un peu certaines années –, pour, au contraire, parvenir aujourd’hui très au-delà de ce qu’ils étaient alors. On constate en particulier une très forte augmentation de ces budgets depuis le 11 septembre 2001, soit depuis qu’est agitée la menace « terroriste ». Aussi bien en France qu’aux Etats-Unis – et en Angleterre, qui maintient un niveau de dépense comparable au français, juste derrière, comme par courtoisie.

La Russie aussi a relancé absurdement la course aux armements – comme s’il n’y avait pas mieux à faire… Nouveaux venus dans cette rivalité hystérique, le Japon et l’Allemagne. Longtemps, ces deux pays ont largement bénéficié de l’interdiction qui leur était faite d’entretenir une armée. Ces temps sont révolus, et ils s’inscrivent à leur tour au palmarès planétaire des économies folles qui consacrent une part absurde de leurs budgets à mobiliser des moyens extraordinaires à toutes fins inutiles.

Tout le monde sait bien que même la Chine, autre participant au bal militariste, n’est dangereuse pour personne sauf pour elle-même. Si on faisait le tour des possibilités de conflits existantes aujourd’hui, peut-être faudrait-il recenser le cas de Formose, l’autre Chine, que les communistes chinois prétendent toujours vouloir reconquérir. De même pourrait-on prendre au « sérieux » les tensions persistantes entre le Pakistan et l’Inde, comme entre la Grèce et la Turquie.

Aucun de ces conflits ne justifie l’exorbitante dépense renouvelée chaque année au bénéfice de l’armée française.

En France comme aux Etats-Unis et en Angleterre, on consacre des moyens inouïs à des fins parfaitement inutiles, au point où il devient désormais rituellement nécessaire d’entretenir des conflits secondaires telles les guerres d’Irak et d’Afghanistan. La guerre d’Irak est « passée », et l’on a pu voir combien l’effort gaspillé là, en particulier par les Etats-Unis, s’est dissous en un clin d’œil, par la grâce d’une élection présidentielle… Cette guerre aurait fini par atteindre un seuil d’impopularité au-delà duquel ce n’était pas la peine d’insister. Son refus n’aura pas été pour rien dans le succès de Barack Obama. Mais si celui-ci a bénéficié d’un vote anti-militariste quant à l’Irak, cela aura été pour imposer, en même temps qu’un retrait sur ce front, un engagement redoublé en Afghanistan…

Mais les moyens qui sont consacrés à la défense par la loi de programmation militaire française ont-ils quelque chose à voir avec la guerre afghane ? Des Rafales sont bien déployés au Tadjikistan, et l’un d’entre eux aurait même servi, une fois, à bombarder, avec le renfort d’autres avions, une grotte supposée pleine de talibans. L’événement mérite mention, puisque depuis près de vingt ans de ce programme militaire le plus coûteux de tous les temps, c’est la seule et unique fois où un de ces avions aura servi à autre chose qu’à des manœuvres.

C’est le syndrome du Désert des tartares. On se prépare perpétuellement à une guerre qui ne vient jamais. Et on y sacrifie toutes les promesses de la vie, absurdement. La lecture du livre de Buzzati serait à recommander à tous ces soldats perdus, qui s’engagent pour une défense sans objet, contre un ennemi en fait inexistant. Mais plus encore, c’est à tous les citoyens, qui payent pour ça, que la question devrait se poser. Et tous les partis, tous les élus, qui avalisent ces lois de programmation militaire portent de fait une terrible responsabilité.

Car les moyens consacrés à un effort de guerre inutile sont bien évidemment détournés d’autres usages, bien plus nécessaires, urgents et vertueux.

D’une part, bien sûr, il faudrait en finir avec le déficit chronique de l’Etat. Mais il est certain aussi qu’il faut prendre des mesures sociales, pour les plus démunis bien sûr, mais plus généralement pour réduire les inégalités galopantes. Il est vraisemblable d’ailleurs qu’une économie sans objet, comme celle de l’Etat militaire dans laquelle nous sommes dramatiquement englués, soit bien plus productrice d’inégalités qu’une économie où l’utilité sociale serait prise en compte.

Mais, surtout, s’il y a une menace aujourd’hui, comme on sait, elle n’est pas militaire mais écologique : il s’agit du réchauffement climatique.

On sait qu’il faut, de toute urgence, mobiliser des moyens considérables pour tenter de faire face à cette menace-là.

Tout d’abord : développer des transports qui limitent la production de gaz à effet de serre. Les transports routiers et aériens sont les premiers responsables ? Trains et tramways à bas coûts ou gratuits doivent s’y substituer. On doit, de même, comme on sait aussi, développer des énergies renouvelables. Cela demande d’investir, de subventionner ? Et bien il faut reconvertir l’industrie et les budgets militaires, aujourd’hui engloutis en pure perte, à ces fins écologiques non seulement utiles mais indispensables – et urgentes.

Au même niveau d’urgence : indemniser les pays pauvres, déjà victimes des dérèglements climatiques. Pour certains d’entre eux, il est même probable que, quoi que l’on fasse, il soit déjà trop tard, et que seule la question de l’indemnisation se pose. Il faut d’ores et déjà mobiliser des ressources pour compenser les effets des catastrophes écologiques en cours.

Depuis fort longtemps le complexe militaro-industriel tente de faire valoir l’argument spécieux qui voudrait qu’il est productif d’emploi. D’une part, les compétences qu’il réunit pourraient on ne peut plus utilement se reconvertir à des fins non militaires. D’autre part, la masse salariale concernée, qu’il s’agisse des travailleurs de l’industrie de l’armement ou des militaires eux-mêmes, ne représente qu’une infime partie de ce que coûte à la République son fonctionnement. Faire un Rafale est infiniment plus cher que la somme des heures de travail humain qu’il aura fallu mettre en œuvre pour lui permettre de voler. Et l’énorme masse salariale de l’armée ne compte en fait que pour un petit tiers de son budget. Payer ces travailleurs à ne rien faire serait largement plus économique. À défaut, on peut, bien sûr, reconvertir ces hommes et femmes dévoués à la collectivité, pour des fonctions socialement utiles ou même rentables.

On peut relever que les pays qui se vautrent dans cette gabegie militariste, la France, les Etats-Unis, l’Angleterre, l’Allemagne ou le Japon ont tous la particularité d’avoir participé aux précédents conflits mondiaux. Leurs Etats en seraient marqués au point de ne plus concevoir de vivre sans disposer perpétuellement de moyens considérables pour assurer leur défense.

Il n’est pas sûr que la « stratégie » proposée soit la plus efficace à cet effet.

A-t-on réfléchi au fait qu’un pays riche est certainement plus en état de se défendre qu’un pays pauvre ? On connaît le précédent de l’effort de guerre américain, en 1941, qui permettra quasi instantanément de produire l’ensemble de moyens nécessaires pour vaincre les puissances de « l’axe » sur deux fronts – en Asie et en Europe.

De toute évidence, en creusant leur endettement, la France ou les Etats-Unis s’affaiblissent.

Il n’y aurait aujourd’hui qu’un seul danger de dimension « stratégique » – et c’est celui représenté par la Chine communiste qui développe ses moyens militaires à mesure qu’elle s’enrichit – au point où le budget réservé à l’armée chinoise, ayant triplé en dix ans, rivalise désormais avec… le budget militaire français.

Ce dernier chiffre donne à penser quant à la dimension de la folie qui s’est progressivement imposée dans la vie de la République – comme au Royaume-Uni ou aux USA. Même un pays fondé sur son armée, telle la Chine maoïste, même après une vingtaine d’années de croissance continue (« à deux chiffres »), même avec des réserves financières colossales. Avec les ambitions affichées de cet Etat impérial et ses réels besoins militaires – non seulement face à Formose, mais au Tibet, au Xinjiang, ou à Hong Kong…–, le budget de l’armée chinoise est – proportionnellement – vingt fois plus petit que celui de l’armée française. Et dix fois inférieur à celui de son rival américain – encore plus fou.

Quant à ce supposé danger chinois, on sait qu’il est surtout financier aujourd’hui. Ce n’est un mystère pour personne que l’économie américaine s’écroulerait d’un instant à l’autre si les communistes chinois décidaient de ne plus la soutenir par leurs achats massifs de bons du Trésor états-uniens – ou pire : en revendant d’un coup ceux qu’ils détiennent. Pire qu’un acte de guerre, a-t-on pu dire…

Par ailleurs, dans la logique de démilitarisation planétaire qui s’impose, il est possible qu’il faille forcer la Chine à accompagner le mouvement. D’une part, le défi écologique chinois n’est pas moindre que celui qui se pose à tous. D’autre part, il est très probable qu’une logique d’embargo commercial, par exemple, pour exiger la démilitarisation de l’empire du milieu, pourrait être immédiatement efficace.

Ce qui fait la puissance, c’est la richesse. En se payant l’apparence de la puissance, les pays qui entretiennent des armées aux prix de déficits abyssaux ont en fait de bien piètres politiques de défense.

Plutôt que de se ruiner pour s’équiper de joujoux inutiles, les pays riches, qui sont les principaux consommateurs de matériel militaire, feraient mieux de restaurer leurs économies. Et s’il est vrai que leur crédit leur permet de mobiliser des moyens excédentaires, ils devraient dès maintenant les consacrer au véritable danger de notre temps que représente la catastrophe écologique en cours.

Consacrant leurs efforts à une finalité vertueuse de cet ordre, les grandes puissances pourraient même ambitionner de voir l’endettement nécessaire pour faire face à ces défis extraordinaires se répartir sur l’ensemble de l’humanité. S’il va de soi que les pays les plus riches, et les plus armés, se doivent de porter le plus gros de la charge, il n’est pas moins vrai que ce qui est dans l’intérêt de tous peut être pris en charge par tous.

Mais surtout, quoi qu’il en soit, et avant tout, sortir au plus tôt du gaspillage inconsidéré que représente l’effort de défense.

Cette folle dépense n’a aucune justification pour la défense du territoire national, tout le monde en conviendra. S’il y a d’autres intérêts – hérités de l’époque coloniale –, pour lesquels on estime nécessaire de recourir aux compétences de l’armée française, particulièrement en Afrique, on sait aussi que le contexte des guerres de « basse intensité » africaines ne demande en rien des moyens aussi coûteux que les avions, porte-avions, missiles et autres satellites qui constituent l’essentiel de la loi de programmation militaire. Mais, en tout état de cause, il n’est pas certain que ces guerres néo-coloniales – qui constituent l’essentiel de l’activité réelle de l’armée – aient la moindre légitimité.

Il n’est pas sûr non plus que les énormes budgets que l’armée consacre à la recherche soient dépensés de la plus heureuse façon. On a pu relever, en particulier à Grenoble, comment l’effort peut porter aujourd’hui sur le développement de ce qu’on appelle les nanotechnologies. Or, celles-ci promettent plus de dangers pour les libertés – et pour la santé publique – que de véritables solutions pour l’humanité. Il ne faut pas s’attendre à mieux quand on sait que cette recherche est orientée constamment dans le sens des intérêts de l’Etat militaire.

Libérer la recherche de la tutelle militaire n’est pas le moindre des enjeux d’une démilitarisation de la société.

On sait très bien que les peuples vivent bien mieux sans armée. Le Japon et l’Allemagne en auront fait la preuve, en expérimentant de belles années de prospérité – en dépit du défi représenté par l’énorme effort de reconstruction – dans l’après-guerre. Ils n’auront renoué avec les incertitudes économiques qu’après avoir institué de nouveau des budgets militaires non négligeables – au prétexte des nécessités de l’action « humanitaire » de l’Onu.

Le Costa Rica est le cas d’école d’un pays sans armée. Non seulement c’est le pays le plus prospère d’Amérique centrale, mais on apprenait récemment que le « taux de bonheur brut » qu’on y enregistre – soit le pourcentage de la population qui se déclare heureux – y est un des plus élevés du monde, au-delà de 80%.

Plus encore, une des principales raisons pour en finir avec l’armée, c’est que, de toute évidence, l’existence de celle-ci pèse sur la possibilité même d’une vie démocratique. D’une part, le pays s’expose au risque d’un éventuel coup d’état, toujours possible. Mais, même sans ça, la multiplication des services secrets, pour lesquels il n’y a pas de restrictions, ni dans leurs moyens financiers, ni dans ce qui leur est autorisé – sans qu’aucun contrôle soit possible, même là où l’on y prétend, par la nature même de l’action secrète –, induit une altération permanente de la société politique et des médias qui la reflètent. Il faut certainement mettre fin à ceci aussi.

Pour ce qui est des médias, on aura atteint le comble en France, en laissant la propriété de l’essentiel de la presse directement entre les mains des principaux marchands d’armes.

Quant aux menaces de type terroristes, sur lesquelles se fonde la remilitarisation du monde, il est évident qu’elles relèvent par nature d’un travail de police – et non des moyens ultrasophistiqués et coûteux de l’armée. Ni les sous-marins ou porte-avions nucléaires, ni la nouvelle génération d’hélicoptères ou de tanks ne peuvent servir contre d’éventuels poseurs de bombes ou détourneurs d’avions.

On a vu aussi comment le terrorisme peut servir de prétexte pour porter atteinte aux libertés individuelles, ce qui n’est pas plus acceptable. Face à un adversaire bien plus dérisoire que n’a pu l’être le « socialisme réel », loin de défendre le « monde libre », l’ordre sécuritaire multiplie les dangers fantasmatiques, de l’islamisme aux drogues interdites en passant par de prétendues « pandémies », pour imposer le contrôle total des populations. Et c’est bien à l’Etat militaire, relayé par les infinis canaux de sa propagande, que l’on doit cette dérive singulière des démocraties.

Reste la question de la guerre afghane, considérée d’ailleurs comme une opération anti-terroriste. S’il est certain qu’elle demande surtout des moyens terrestres classiques, on a pu déjà vérifier combien elle est coûteuse en hommes – et en femmes, maintenant que la guerre est aussi l’affaire des femmes.

Chaque jour le drame de cette guerre s’épaissit, et ce qui était supposé être une opération de police anti-terroriste se transforme progressivement en un nouveau « Vietnam », ainsi que cela a déjà pu être décrit. On constate surtout la dramatique inefficacité de moyens militaires simples face à un problème politico-militaire complexe. On sait, par exemple, que les adversaires talibans trouvent le « nerf de la guerre » dans les plus qu’abondantes ressources que leur procure le marché de l’opium, sur lequel ils ont fondé leur aventure politique il y a une quinzaine d’années. Ce mécanisme est toujours performant au point où les stratèges américains considéraient récemment indispensable d’ajouter parmi les cibles de guerre une cinquantaine de trafiquants identifiés, au même titre que les chefs militaires de l’insurrection.

Le problème est connu depuis longtemps. Il est sérieux. La guerre durera tant qu’il ne sera pas résolu, cela ne fait aucun doute. Or, voilà quelques années maintenant qu’un organisme international, le Conseil de Senlis, propose qu’un marché légal des opiacés soit créé en Afghanistan pour fournir en morphine le système hospitalier mondial. Cette proposition découle d’une précédente observation, de l’OMS, selon laquelle il y aurait un fort déficit dans l’approvisionnement des pays pauvres en anesthésiques et analgésiques. 80% de la morphine mondiale serait consommée dans une poignée de pays riches. Et l’on sait d’avance qu’y compris la demande de ces pays risque de croître fortement dans les années à venir, en particulier avec la multiplication des cancers. En résumé, il n’y a qu’à accorder une licence à l’Afghanistan pour produire des opiacés à fins thérapeutiques – licence dont disposent une demi-douzaine de pays, dont la France. Cette nouvelle industrie pharmaceutique afghane pourrait bénéficier d’un peu d’aide de la communauté internationale afin de donner à ce projet les moyens de son succès. Mais cela coûterait assurément beaucoup moins que l’effort de guerre entrepris – et serait bien plus efficace !

Asséchant les bases économiques de l’intégrisme afghan, on aurait la surprise de constater la faiblesse de sa base politique. Au contraire, en mettant en œuvre une stratégie où seule la force intervient, on vérifie jour après jour combien celle-ci profite à son adversaire. Ce n’est pas la première fois que les armées occidentales font l’expérience de cette déconvenue. Au Vietnam deux fois – lors des deux guerres d’Indochine, la première contre les Français, la deuxième contre les Américains –, en Algérie aussi, et dans nombre d’autres circonstances, on a pu constater à répétition comment un rapport de force brutal permet simplement de perdre la guerre politiquement, sans jamais la « gagner » militairement – quoi qu’on en dise.

Rappelons que les talibans avaient perdu la guerre, face aux forces démocratiques dirigées par les hommes du commandant Massoud – après la mort de ce dernier –, et que l’intervention occidentale n’aura servi à ce jour qu’à leur redonner une légitimité – contre une intervention étrangère dont les « bavures » ne se comptent plus.

L’exemple afghan, unique cas d’une guerre contemporaine où l’on puisse revendiquer l’intervention de l’armée française – comme de l’ensemble de l’Otan à commencer par l’armée US –, montre bien comment la recherche d’autres moyens que militaires pour la résolution des conflits est une piste fertile, et – malheureusement – combien s’en détourner peut être catastrophique.

Ainsi, les budgets militaires n’ont strictement aucune application raisonnable. Ni les fantaisies technologiques, conçues dans la continuation de la Guerre froide sans prendre en compte le fait que la guerre est finie, ni les interventions classiques, menées en dépit du bon sens, comme si l’on n’avait rien appris des nombreux conflits asymétriques dont l’expérience cruelle a déjà été faite – tout ce dont se nourrit le gaspillage militariste n’a tout simplement pas lieu d’être.

Il ne s’agit pas pour autant de prôner un pacifisme dogmatique. En Espagne, en 1936, on considère à raison qu’il pouvait être légitime de défendre la République les armes à la main (étant entendu que, s’il n’y avait eu d’armée, le problème ne se serait simplement pas posé…). Il est évident rétrospectivement qu’au même moment, face à un Etat nazi qui ne cachait son ambition de s’imposer par la force du réarmement de l’Allemagne, il fallait consacrer le plus de moyens possible à la défense – et, par exemple, investir dans une aviation efficace susceptible d’écraser les divisions blindées hitlériennes. D’autres circonstances dans l’histoire humaine – d’autant plus nombreuses qu’on recule dans l’échelle du temps –, ont trouvé des pays ou des groupes humains sans d’autre choix que de se défendre, y compris désespérément – tels les juifs du ghetto de Varsovie. Aujourd’hui, on peut même comprendre le citoyen israélien qui estime devoir s’armer contre un adversaire qui dit souhaiter sa disparition. De même la cause palestinienne s’entend. Des Etats comme l’Inde et le Pakistan héritent d’une situation conflictuelle, où il faut souhaiter que d’autres voies que celles des armes soient explorées, mais où la revendication d’un pacifisme intégral serait difficile en attendant. Plus éloquent, le cas de Taiwan que l’on évoquait tout-à-l’heure : pas plus que le citoyen israélien, le taiwanais ne peut s’engager à une démilitarisation totale sans craintes. De même, on ne peut que comprendre l’armée rwandaise, destinée à protéger le pays contre le retour des génocidaires en exil qui ne cachent pas depuis quinze ans leur désir de revanche.

Il ne serait pas difficile de vérifier dans le détail de chacune de ces situations comment d’autres solutions que celle de l’affrontement militaire sont évidemment profitables. Mais convenons qu’il ne peut aucunement s’agir ici de faire valoir un point de vue abstrait. Il s’agit au contraire d’aborder les questions relevant de la défense nationale et de la paix mondiale avec un pragmatisme radical. Il ne s’agit pas de revendiquer une idéologie pacifiste, mais de dénoncer l’idéologie militariste. Celle-ci se prétend réaliste, elle ne l’est pas. Au niveau d’absurde qu’il atteint, le militarisme apparaît pour ce qu’il est : un simple délire idéologique – et peut-être le plus redoutable de tous. Dans la suite naturelle de l’histoire universelle, il semble couler de source. C’est loin d’être le cas. Qu’on le veuille ou non, l’histoire humaine avance, et les problèmes ne se posent jamais exactement dans les mêmes termes – au bord d’un fleuve, on ne se trempe jamais dans la même eau, remarquait il y a longtemps Héraclite.

Aujourd’hui, les défis qui se posent à l’Humanité sont tout autres qu’hier.

Le véritable défi qui nous est posé, c’est bien entendu, tout le monde l’a compris, le défi écologique. Celui-ci se dramatise de façon exponentielle, à très grande vitesse à l’heure de la fonte des pôles. S’il y a une « grande guerre » à livrer, c’est celle-là. Les pays riches doivent, les premiers, et de toute urgence, redéployer leurs stratégies sur ce front. Cela suppose de se dégager, sans attendre, des atavismes militaires. La vraie guerre à laquelle nous sommes confrontés n’est plus une affaire de soldats. Il faut le comprendre, et vite. Car ce qu’il faut, c’est rediriger aussitôt l’ensemble des moyens consacrés à la guerre, pour faire face aux véritables problèmes de notre époque.

Collectif contre la loi de programmation militaire