[ [ [ De l’esclavagisme contemporain - Yannis Lehuédé

Traites atlantiques des Noirs (des « nègres », selon le mot de l’époque, où nègre signifiait esclave noir [1]) : deguisées en mission civilisatrice de la chrétienté. Colonialismes européens se partageant tout un continent : déguisés en antiesclavagisme civilisateur (abolitionniste de l’esclavage endémique africain). Néocolonialismes taillant à l’Afrique les habits neufs du roi (du roi nu de la fable vêtu d’un éblouissant costume inexistant) : déguisés en civilisation institutionnelle d’État postcolonial (national moderne et prédateur, à l’européenne). Nouvelles traites négrières en cours : déguisées en vague migratoire, en invasion de nouveaux barbares en quête de civilisation dans les pays développés et modernes. C’est l’histoire en raccourci, la chaîne ininterrompue des changements et travestissements de cinq siècles d’expansion du mode d’accumulation capitaliste occidental en premier lieu par le pillage systématique des peuples d’Afrique : de l’Afrique sous-développée, « arriérée », asservie, saignée, spoliée de ses forces de travail vives.
S’agissant de l’esclavagisme ancien et moderne, d’Occident et d’ailleurs, il devrait être aujourd’hui superflu de rappeler combien il est stérile (combien c’est ne vouloir rien comprendre à l’histoire et au présent des sociétés contemporaines), que de mettre en avant et s’arrêter aux rapports juridiques et idéologiques ; combien c’est comparer l’incomparable, que de mettre en parallèle des systèmes culturels et juridiques essentiellement différents, par la base de leur vie sociale. Il est vrai que l’histoire de l’esclavage notamment moderne a été un tabou tenace de l’historiographie européenne uniquement préoccupée de l’idée du progrès endogène du monde occidental. Il est vrai que même chez les opposants et critiques, ô combien rares ceux qui n’étaient pas que des idéologues ! Et pourtant, depuis trois quarts de siècle au moins, depuis l’élan de la décolonisation des esprits, aussi partielle que la décolonisation des anciennes colonies d’Afrique mais tout aussi prometteuse d’espoir d’avenir, une nouvelle historiographie de l’esclavage moderne s’est fait jour, notamment à partir des universités anglo-saxonnes et d’Amérique s’ouvrant à une génération montante d’étudiants noirs, rejetons d’anciens esclaves. L’impulsion nouvelle donnée aux recherches dans un domaine de l’histoire jusque-là délaissé a été fortement productive : non seulement ont été bouleversés l’approche et le discours des historiens sur l’esclavage sudiste aux Etats-Unis, mais encore (pour nous en tenir à notre sujet) l’a été la vision d’ensemble du procès d’accumulation primitive du capital en Occident : vision nouvelle du rôle primordial du travail des esclaves noirs (aussi bien dans les plantations que dans les villes) et de sa position au cœur de la demande du « commerce triangulaire » entre Europe, Afrique et Amérique.

L’esclavage direct est le pivot de l’industrie bourgeoise aussi bien que les machines, le crédit, etc… C’est l’esclavage qui a donné leur valeur aux colonies, ce sont les colonies qui ont créé le commerce de l’univers, c’est le commerce de l’univers qui est la condition de la grande industrie. [Il s’agit ici des colonies européennes d’Amérique, d’avant le colonialisme de la seconde moitié du XIXe siècle, notamment en Afrique ; et l’esclavage est ici la traite atlantique des Noirs, leur travail esclave, source première de l’accumulation primitive du capital en Occident, donc de son essor industriel.] Ainsi l’esclavage est une catégorie économique de la plus haute importance… Faites disparaî­tre l’esclava­ge, et vous aurez effacé l’Amérique de la carte des peuples. Aussi l’esclavage, parce qu’il est une catégorie économique, a toujours été dans les insti­tu­tions des peuples. Les peuples modernes n’ont su que déguiser l’esclavage dans leur propre pays, ils l’ont imposé sans déguisement au nouveau monde.
(Karl Marx, 1847)

Parmi les mérites de cette historiographie nouvelle, l’accent mis sur la portée explicative et heuristique (de recherche et de découverte) de la théorie de l’esclavage en tant que catégorie économique inhérente au mode de production, et sous-jacente aux idées préconçues des uns et des autres. C’est une évidence du dépouillement des documents le fait que les pratiques et les idées racistes, loin d’être la source, ont été le produit des rapports sociaux modernes d’esclavage. Dans les premiers temps des relations des Européens avec les populations de la côte occidentale de l’Afrique et durant tout le XVe siècle, on ne rencontre pas de marques de racisme anti-Noirs. Les relations commencent à dégénérer au XVIe siècle après la découverte du continent américain, au fur et à mesure que la culture de la canne à sucre s’y répand et demande de plus en plus de main d’œuvre esclave dans les plantations, jusqu’à devenir cette immense tragédie de la déportation raciale de tout un continent, tragédie inégalée dans l’histoire de l’humanité, génocides du XXe siècle mis à part. Le point a été fait là-dessus, dès 1961, par Black Mother, le livre bien connu de Basil Davidson.
D’autant plus surprenante, énorme apparaît alors la déclaration de l’« Assemblée de convergence » [voir p.5] du FSM de Tunis, intitulée « Pour en finir avec le racisme, la xénophobie et les discriminations qui sont les bases du colonialisme », et consacrée aux « réparations relatives à la colonisation et à l’esclavage ». Le rapport historique de cause à effet est ici diamétralement inversé : les acquis mentionnés de l’historiographie sur l’esclavage moderne sont purement et simplement biffés ; d’un trait de crayon souverain, on revient en arrière de deux siècles, aux idées de l’abolitionnisme d’autrefois (sous son signe, rédisons-le, fut plantée en Afrique la bannière civilisatrice de l’expansion du colonialisme européen au XIXe siècle).
Difficile de croire qu’il n’y a là qu’ignorance ou méprise. Venons à la situation des sans-papiers dans le monde actuel. Dans la citation de Marx en encadré [p.7], plus encore que le point « esclavage = catégorie économique » (acquis général des travaux des historiens contemporains), est à retenir celui de son déguisement. Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts de l’histoire du capitalisme mondial depuis que Marx écrivait (1847), et le politiquement et socialement correct aussi a pas mal changé, l’imposition de l’esclavage direct par les peuples modernes d’Occident n’est plus de mise de nos jours, ni dans le vieux ni dans le nouveau monde. Il ne reste plus, par la force des choses, que l’esclavage économique indirect, le camouflage. Du coup, l’entreprise de déguisement de la réalité prend des proportions inconnues auparavant, d’autant plus vastes que sont vastes les pratiques sociales réelles. Restons en France, où l’entreprise de mise en place d’œillères collectives présente une dimension accentuée de dirigisme étatique. Toute une partie de l’arsenal législatif vise à créer artificiellement les conditions de normalité de l’esclavage consenti et « volontaire », « libre » : il y a création d’un droit positif à l’esclavagisme informel. Même s’attaquer à l’esclavage extraordinaire (loi sur la « réduction en esclavage » domestique, difficile à découvrir et à établir) finit par faire écran à l’esclavagisme ordinaire des rapports sociaux qui s’étale librement sous les yeux aveuglés de tout le monde. Un parallèle précis peut être établi (on pourra y revenir dans un prochain numéro) entre la situation d’un sans-papiers et les normes de vie (interdits et discriminations) auxquelles est soumis l’esclave dans une société à économie esclavagiste directe : ces règles sont, dans la France d’aujourd’hui, une production législative ou règlementaire. (Citons, puisque c’est l’actualité, la toute dernière proposition de loi visant à interdire le mariage des sans-papiers sur le sol français.)
Nier aux sans-papiers (ainsi que le font des intellectuels à « peau noire et masques blancs ») la condition d’esclaves modernes du capitalisme européen et occidental ; nier du coup la conscience immédiate qu’ils ont de leur place dans la sociéte ; demander, par des armes idéologiques, émoussées et inoffensives, des réparations pour la colonisation et l’esclavage d’autrefois ; mais se refuser à la lutte vive antiesclavagiste d’aujourd’hui, au combat des esclaves existants et vivants ; qu’est-ce sinon participer de près ou de loin à la vaste œuvre institutionnelle de déguisement du système esclavagiste, saignant les forces vives des peuples démunis de ce monde ?

Tous ceux qui comme moi travaillent et sont payés en espèces, cela nous pousse à faire de fausses cartes pour pouvoir faire de vraies déclarations. Ce système d’esclavage moderne, je parle du travail au noir, c’est la jungle. Les patrons ici c’est compliqué, quand ils voient que tu es un mec sans papiers, tu ne peux pas négocier avec. Il y a des femmes agressées par leur patron… Moi je travaille partout, dans le bâtiment, carrelage, peinture, eh bien je connais des patrons qui t’emploient soi-disant pour une journée de 8 à 17h. Et puis il vient avec un camion à 17h pour que tu le décharges, 2 ou 3 heures de boulot en plus non payées. Si tu dis non, tu ramasses tes affaires et tu rentres chez toi. C’est ça l’esclave moderne. Pareil tu as la pause de midi à 13. Il vient à midi 20, il te dit : dépêche, tu vas descendre le matériel. Paris capitale, Paris nettoyé, je sais ce que ça veut dire, travail non déclaré, tout le monde au noir !... Moi je paie mes impôts, j’ai mon carnet de chèques, ma carte bleue, et je n’ai pas de papiers ! En Tunisie, mon pays, il y a 45 000 Français, ils sortent et entrent comme ils veulent. Ici, soit tu travailles, soit tu sors. C’est ça l’esclavage moderne… Des Maghrébins comme nous, on est dans la merde alors que nos grands-pères, mon grand-père, ont fait ici la guerre pour la France. Pendant la guerre les Français se réfugiaient dans les bouches de métro, et nous les Africains on était devant.
(Wahid, sans-papiers tunisien en France depuis 5 ans)

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