[ [ [ La voix des sans-papiers n°3 - Yannis Lehuédé

En huit pages denses, cette troisième livraison de la Voix des sans-papiers rend compte des préoccupations qui traversent la CSP75, et, au-delà, de nombreux sans-papiers en lutte. Après une année d’activité sous forme du Journal de la Bourse du travail occupée, puis un numéro unique du Journal de Baudelique occupée – qui aura surtout rendu compte de l’abandon du bâtiment qui hébergeait le Ministère pour la régularisation de tous les sans-papiers –, La Voix des sans-papiers annonce la suspension de ses parutions après trois numéros dont un n°2 conflictuel pour avoir abordé frontalement la question des rumeurs sur les finances de la CSP75.

Sans vouloir d’aucune façon s’immiscer dans ce débat, le Quotidien des sans-papiers ne peut que se désoler de constater l’effet destructeur de ces rumeurs dont il semble qu’elles ne soient pas le mieux placées quand on sait la misère générale du mouvement des sans-papiers. On se prend même à regretter que de telles rumeurs aient si peu de fondements : si c’était géré comme une boutique, peut-être la CSP75 et le Ministère de la régularisation seraient-ils restés rue Baudelique…

Le « peuple sans État » ce sont les « émigrés de la misère », peuple de la faim. [Voir l’interview d’Anzoumane Sissoko, p. 2-3]

Ce peuple vient de tous les continents, mais en premier lieu de ces populations d’Afrique noire occidentale que, après l’exploitation chez elles, en plus du pillage de leurs terres, la France continue d’exploiter durement en France.

Pourquoi « sans État »? Parce qu’il est « sans papiers ». Un peuple rejeté par l’État français, par l’Europe, dans une situation de non-existence administrative, de « délit d’immigration » inventé par les États, fait pour servir à l’accumulation d’une main d’œuvre la plus corvéable et sous-payée, « clandestine », toujours prête pour les tâches les plus pénibles, bonne pour « dérégler » et régler par le bas le marché du travail. Un peuple refoulé au-delà des frontières, en punition du délit de vouloir nourrir ses familles; puis, une fois expulsé, puni par l’État de son propre pays pour délit de retour, délit pour la constitution duquel ledit État a étroitement collaboré avec l’État français.

« Peuple sans État »: l’expression peut surprendre par une certaine ambiguïté. Mais elle décrit une situation réelle, dans laquelle le « trop d’État »– la création d’une toujours nouvelle légalité contre les plus humbles et opprimés – engendre son contraire: un manque réel d’État, dans un monde où l’être « sans État » c’est le pire mode de l’être social, l’équivalent du néant. Ce manque est très sensible dans l’interview, et il détermine la requête répétée d’être reçus par les « chefs et hommes d’État africains »: l’espoir d’une action concrète afin que cesse, pour ce qui est en leur pouvoir, ce néant social du « peuple sans État ». Ce manque suscite une demande incessante d’être comblé. C’est, individuellement, l’image spéculaire inversée de la vie quotidienne des sans-papiers en France, et, collectivement, la condition d’existence de leurs collectifs confrontés au jeu de yo-yo tragique des préfectures, des tribunaux, de la police...

Ce manque et la demande qui s’ensuit ont certes, dans l’immédiat, en l’état présent des choses, une «valence» (au sens d’éléments chimiques) en soi négative: la faiblesse structurelle de la confrontation à l’État se soustrait à l’affrontement. N’empêche qu’il y a là une condition matérielle de longue durée. Des États peuvent, dans telles ou telles circonstances, faire preuve de souplesse, mais la tendance générale est au durcissement des contrôles de populations et des politiques d’immigration, à la sur-prolétarisation des « peuples sans État ».

Dans cette matérialité du lien du politique et du rapport d’exploitation il y a aussi un élément objectif de transformation de l’état de faiblesse en une dynamique de force collective. C’est au mouvement d’ensemble de trouver les formes et la direction du dépassement.

Peuple « sans État », donc, dans un sens différent aussi bien de celui de la littérature ethno-logique sur les « sociétés sans État »(d’avant la « naissance de l’État ») que de celui de l’histoire de la philosophie politique européenne. [Voir l’article p.5]

Au forum social mondial de Dakar, aux assises d’une «société civile»qui se veut une sphère distincte et alternative à l’État, y aura-t-il assez d’oreilles, ainsi que le demande Sissoko, et surtout la volonté politique d’entendre et faire entendre «le cri»du peuple sans État ?

En la misma sección