[ [ [ Les communiquants parlent aux jeunes - Yannis Lehuédé

Dans toutes les gares, on a pu voir l’affiche de la nouvelle pub SNCF pour la carte 12/25 :
« Ça calme ! - 60% sur le train, un pur bol d’air »
La première lecture est simple : trois jeunes citadins, dont l’un a manifestement besoin d’air.

On doit comprendre que ça tombe bien, la SNCF a pensé aux jeunes et il n’a plus qu’à s’en aller dans la gare la plus proche acheter un billet pour un ailleurs radieux.
Une lecture un peu plus détaillée offre des messages un peu plus vicieux.

Le décor nous indique que les trois jeunes sont probablement des colocataires parisiens : le canapé, la table basse et les boiseries du mur désignent un appartement bourgeois. Ils sont propres sur eux, décontractés mais bien vêtus, bien coiffés, bien nourris, vaquant à des occupations de loisir : ce ne sont pas des jeunes dans la galère. Ces indications permettent immédiatement au lecteur de saisir à qui s’adresse l’offre : aux jeunes plutôt aisés des grandes villes, et surtout Paris. Pour leur faire plaisir, on s’essaie à un langage jeune : « un pur bol d’air », et on introduit un jeu de mot avec « bol d’air pur ».

Celui qui a besoin de ce bol d’air est exactement au centre de l’image, et il est un peu plus grand que les autres : c’est le personnage principal. C’est un jeune homme, blanc, « cool » mais studieux : il est en train de lire un livre. Sa position sur le canapé suggère qu’il s’y est assis en premier, et que les autres sont venus le squatter et lui piquer son espace vital. Il regarde vers le haut, signe qu’il aspire à quelque chose de supérieur. Il est en train de craquer (sans souffrance excessive, ce n’est pas non plus quelqu’un à problèmes. Ce n’est que la situation qui le gêne.) Qui sont ces autres qui le perturbent tant ? À gauche de l’image, une jeune femme, l’air un peu nunuche et satisfaite d’elle-même, en train de se repeindre les ongles des pieds. À droite, un jeune homme noir, captivé par sa play-station comme nous l’indique la manette qu’il tient en main.

Bref, les gêneurs sont une fille et un noir, munis d’attributs symboles de futilité, complètement indifférents à la gêne de leur ami, captivés par des activités sans intérêt. Leurs regards sont dirigés vers le bas et vers l’extérieur : leurs aspirations sont mesquines et ils ne sont pas dans le coup. Leurs têtes sont situées sur la ligne horizontale du mur, qui évoque la ligne d’horizon d’un tableau classique, et sépare le terrestre du céleste ; seule celle du jeune blanc est au-dessus.

La distribution des couleurs aide à la lecture, comme dans n’importe quel tableau : le rouge est la couleur qui attire l’œil immédiatement et amène les trois éléments centraux au premier plan : le livre, coincé entre deux masses plus grosses qui l’étouffent : les pulls des deux intrus. Les autres couleurs sont neutres ou éteintes. La lumière vient du haut et éclaire le jeune homme blanc, vêtu d’une chemise blanche aussi (symbole de pureté, très discret à cause des rayures).

Il faut comprendre que des siècles d’histoire de l’art ont forgé le regard des occidentaux et qu’inconsciemment, toutes ces informations sont immédiatement comprises par le cerveau. Tout le monde est capable d’analyser les indications de lieu, les attributs, le sens des regards et des couleurs, fût-ce de façon inconsciente. Ainsi chacun comprend le message, message qui peut se révéler, par une lecture que l’on choisira de qualifier de paranoïaque ou tristement réaliste, le suivant : « Tu es blanc, assez bon pour vivre en compagnie de ces humanoïdes que sont les femmes et les noirs, mais ton être supérieur sort du lot et a besoin d’évasion : viens acheter un billet à la SNCF. »

Bon voyage !

A.L.O.