[ [ [ Lyon : témoignage des événements de la Place Bellecour. Une prison à ciel (...) - Yannis Lehuédé

"On m’a retiré le droit de manifester, on m’a retiré le droit de circuler librement. Nous étions parqués comme des animaux, parfois rabattus d’un côté ou l’autre de la place par des groupes armés mobiles."

"Innovation policière" : "Six heures de garde à vue collective à ciel ouvert, avec intimidation policière."

La police des bassidjis se croit tout permis...

Voir les photos sous le témoignage.

Voir aussi d’autres témoignages sur le site rebellyon.info : ici et ici

J’arrive un peu après 12h sur la place Bellecour, accompagnée de plusieurs ami(e)s étudiant(e)s. Une manifestation d’étudiants et de lycéens en partenariat avec la CGT et Sud, est prévue pour 14h Place A. Poncet, située à l’angle de celle de Bellecour. De nombreux jeunes sont présents, en majorité des lycéens et collégiens. On franchit un cordon de policiers pour entrer sur la place. Ceux-ci sont placés par plusieurs dizaines à toutes les sorties de cette place publique, une des plus grandes de France. Ils sont équipés d’armures des pieds à la tête, casque, bouclier, matraque, pistolet… Se trouvent là également un camion du GIPN (groupe d’intervention de la police nationale, qui eux ont un camion blindé et sont cagoulés) et deux camions à eau anti-émeute. Un hélicoptère survole le lieu à basse altitude. Une demi-heure plus tard, suite à quelques pierres lancées en direction des policiers et de leurs véhicules, les flics se mettent en action et lancent les fusées lacrymogènes. Dispersion de la foule.

Vers 13h30 nous commençons à nous rapprocher de la Poste, d’où part la manifestation. Le cordon policier est toujours présent et sépare les manifestants qui sont déjà sur la place Bellecour de ceux qui sont sur la place A. Poncet. Ils refusent de nous laisser passer. Après une demi-heure de discussion, les syndicats aidant probablement, ils finissent par ouvrir le cordon et laissent passer une trentaine de personnes avant de refermer brutalement, lorsque apparemment la population qui passe ne répond plus aux critères du « bon manifestant » (la peau claire, pas trop jeune, pas de survêtement ni capuche). Plus personne n’a le droit de sortir de Bellecour. La tension monte. Quelques projectiles sont jetés, auxquels les policiers répondent, matraques levées, par des fusées lacrymogènes. Pendant plus d’une heure nous essayons, en vain, de rejoindre l’autre partie des manifestants, qui nous attendent, de l’autre côté. Eux aussi se font gazer. La foule de Bellecour est dispersée.

À 15h30, finalement, les manifestants « libres » décident de partir en cortège. Nous, on attend. On est plusieurs centaines sur la Place. Celle-ci est relativement calme. On attend, éparpillés par petits groupes sur l’ensemble de la place. Les flics disent qu’on pourra ressortir quand la manifestation sera partie. On attend. L’hélicoptère tourne au-dessus de nous dans un bruit assourdissant. Il y a quelques mouvements de foule, mais la scène reste calme. À vrai dire, on se fait chier. Croyant seulement partir en manifestation, je n’ai rien pris avec moi, ni eau, ni nourriture, ni occupation. J’attends, comme tous les autres. Un peu plus tard, nous décidons de nous en aller avec une amie. Mais les flics refusent toujours de nous laisser passer. Il doit être aux alentours de 16h30, cela fait trois heures qu’ils nous retiennent. Je leur dit mon envie de pisser et de manger, mais pas moyen. Je commence à en avoir sérieusement marre, et prend conscience de la rétention forcée que je subi. Les flics nous disent que c’est un ordre du préfet, et qu’ils ne savent quand ils auront l’autorisation de nous laisser sortir. À un ami qui demande s’il serait possible d’amener un ballon de foot de l’extérieur, histoire de s’occuper, le flic répond qu’il n’a qu’à prendre la vessie bien gonflée de la jeune fille qui vient de demander à sortir pour aller aux toilettes, avant de s’esclaffer avec ses collègues.

Personne ne comprend la situation. Malgré tout la place s’est vidée un peu. Aidés par des habitants et des propriétaires de magasins, qui leur ont ouvert les portes et arrière-boutiques, certaines personnes ont pu sortir. J’apprends également que les policiers ont laissé sortir certains amis étudiants, mais qu’en revanche les jeunes typés maghrébins qui étaient à côté d’eux se sont vus la sortie refusée. Le délit de faciès est systématique. Sur la place, nous ne nous organisons pas. Chacun reste dans son coin, on est abasourdis, on attend juste de pouvoir sortir. La moyenne d’âge des personnes retenues ne dépasse pas 18 ans.

Il est environ 17h, et nous apprenons que nous ne sortirons peut-être pas avant 21h. Les esprits commencent à paniquer. J’entends des collégiens qui essayent de faire comprendre à leurs parents, au téléphone, qu’ils ne peuvent pas rentrer car ils sont retenus par des policiers. Il fait de plus en plus froid. Je retourne voir les policiers pour des explications. Une d’entre eux m’explique « qu’on a de la chance d’être en France, car si on était en Espagne on se serait déjà fait fracasser la tête par la garde civile », et que « lorsqu’il y a des troubles de l’ordre public, la liberté de circuler peut être suspendue ». La place, à ce moment et depuis plus d’une heure, est parfaitement calme. Lorsqu’un peu plus tard des jeunes commencent à se rassembler en protestant au centre de la place, ces policiers avec qui nous « discutions » pointent sur nous leurs armes (je en sais pas si c’est des lance-fusées ou des flash-balls) et nous somment de reculer. Ce qu’on fait. Des lacrymos sont lancées sur toute la place : des fusées jetées dans le ciel et qui s’éparpillent, en retombant, sous forme incandescente. Les gens courent dans tous les sens. On essaie de rester sur le trottoir, le long des façades, pour se protéger le plus possible. Un jeune homme est à terre. Les autres reviennent pour le secourir, tandis que les policiers, à dix mètres, les menacent toujours de leurs pistolets. J’entends qu’il est blessé, et des jeunes, mains en l’air, demandent aux policiers de ne pas charger. Ils l’immobilisent à trois, au sol, puis le traînent par un bras sur vingt mètres, jusqu’à leur camion, derrière lequel il disparaît. Devant moi, une jeune fille, environ 15 ans, en pleurs, dans les bras d’une amie à elle. Elles vont voir les policiers, demandent à sortir, elles pleurent, disent ne plus en pouvoir, veulent rentrer chez elles. Le flic leur dit de dégager. Des détonations continuent de retentir, la fumée recouvre la Place. Il est dur d’ouvrir les yeux et de respirer. À trente mètres à ma droite, une jeune fille est étendue sur le sol. Des groupes de gens se regroupent autour pour l’aider. Je ne la vois pas réagir, je ne sais pas ce qu’elle a. Peut-être une crise d’asthme, peut-être un coup de flash-ball ? (Au final, je crois qu’aucun tir de flash-ball n’a été fait.) Les gens crient pour qu’on appelle les pompiers. Finalement, au bout de peut-être dix minutes des policiers repoussent tout le monde et l’entraîne et l’entraîne plus loin.

L’hélicoptère tourne, encore, au-dessus de nos têtes.

Face à notre incompréhension, un flic nous dit : « c’est une innovation policière ».

Je marche. Un rassemblement commence à se faire au milieu de la place. Tout le monde en a marre. On commence à avoir peur de ne plus pouvoir sortir. Cris de protestations. Quelques pierres sont jetées. Ils répondent, encore, par de la lacrymo et des détonations extrêmement sonores. Finalement, ils décident de sortir les camions à eau anti-émeute. Ils arrosent. Les gens sont dispersés. On attend. Ils renvoient encore une ou deux fois de l’eau. On reste dispersé. On erre. Les gens marchent. J’en ai trop marre. Je commence à craquer. Il n’y a plus de soleil sur la place. Il fait froid. Je n’ai pas mangé depuis ce matin. On commence à marcher, plus ou moins en groupe.

Vers 18 heures, les flics nous informent qu’on peut sortir dans l’angle nord. Tout le monde s’y rend. Ils nous répondent par de la lacrymo. On y retourne. Les gens, crient mais en l’air : « on nous a dit qu’on pouvait sortir par là ! ». Rebelote. Fusée lacrymo, dispersion. À la troisième tentative, on nous laisse approcher. Effectivement, les flics nous laissent enfin sortir. Ils font sortir les gens un par un, relèvent les noms, prénom, adresses, puis font une fouille au corps (palpation, disent-ils), et vident les sacs. Comme nous sommes plus de 200 personnes, cela prend beaucoup de temps. On se serre, docilement, pour faire la queue, tête baissée. Alignés, ils rabattent tous les prisonniers à l’extrémité de la place. Ils nous disent qu’on sortira tous, mais au compte-goutte. On attend. Ceux qui n’ont pas leurs papiers d’identité sont mis de côté. On finit par nous laisser passer. Pendant qu’elle me « palpe », elle me dit qu’elle va faire ça vite. Je suis écœurée. Cela fait presque six heures que les policiers ont reçu l’ordre de ne laisser sortir personne de la place Bellecour. Six heures qu’environ 200 personnes (et je pense dire cela au bas mot) sont privées de leurs libertés essentielles : circuler, manger, boire, aller aux toilettes. Six heures que l’on est retenu sur la place publique, sonnés, dans l’incompréhension, avec plus d’une centaine de policiers qui nous encerclent, pointent sur leurs armes au moindre mouvement de foule et les utilisent… et l’hélicoptère qui tourne quasiment en permanence. Le flic qui contrôle l’identité de mon amie lui dit « au moins, hein, vous avez plus envie de recommencer ! »

C’est dégueulasse…

Les nerfs lâchent, un policier s’aperçoit que je suis en pleurs et se charge de nous amener rapidement derrière le dernier cordon de flics qui nous sépare de l’extérieur. Ils nous fait passer au milieu d’un groupe d’une trentaine de jeunes, tous typés maghrébins ou africains ou africains, qui sont en train de monter dans un bus. Ils n’ont pas plus de 18 ans. Je demande où ils vont : au poste, pour contrôle des identités. Il est 18h45. Les flics disent qu’ils les relâcheront dans la soirée. Deux bus vont ainsi partir en direction du commissariat.

Une fois passée les cordons de CRS, je rejoins les manifestants libres qui, après la manifestation, sont venus au plus près de la place Bellecour pour nous soutenir. On nous propose à manger, nous réconforte. Les manifestants tentent d’empêcher les bus de partir. La BAC intervient, les bus s’en vont.

Très mal vécu cette situation, oui. Choquée, oui. Pour terminer, je vais au premier bar que je trouve pour aller aux toilettes. Le propriétaire refuse, il me dit qu’il vient déjà de refuser à dix personnes et qu’il ne fera pas une exception pour moi. Je pisse dans la rue, sous le regard des passants et des manifestants.

Humiliée, oui.

On m’a retiré le droit de manifester, on m’a retiré le droit de circuler librement. Nous étions parqués comme des animaux, parfois rabattus d’un côté ou l’autre de la place par des groupes armés mobiles. Je n’ai insulté personne, ni levé la mains sur quiconque. Six heures de garde à vue collective à ciel ouvert, avec intimidation policière. Durant ces six heures, aucune vitrine de la Place n’a été brisée, aucune dégradation de biens publics. Je peux vous dire que pourtant, au bout de plusieurs heures, moi-même qui suis pacifiste, je commençais à nourrir une certaine colère. Besoin de protester. Oui. Car besoin de dire Non à des « innovations policières » de ce genre. Cette rétention était injustifiée, anormale. Nous étions sans cesse mis sous pression, et les armes déployées étaient démesurées face à la population retenue. Je me rendais simplement, comme beaucoup de ceux présent cet après-midi à Bellecour, à une manifestation déclarée et autorisée par la préfecture.

Ce soir, je n’arrive pas à dormir.

Lou-Andréa, étudiante à l’École Normale Supérieur


La manif’ d’Antonin Poncet bloquée par les gardes mobiles

Bellecour, la souricière 21 octobre (photo Ando)

Le GIPN sur la place (Photo Ando)

Bellecour, la souricière 21 octobre (photo Ando)

Bellecour, la souricière 21 octobre (photo Ando)

De la place Antonin Poncet (photo Pauline A.)

Supercopter (photo Burak Koca)

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