[ [ [ Notre ami le boucher de Tripoli - Yannis Lehuédé

Nous avons déjà pu dénoncer ici, sur le site de parisseveille.info, le scandale de la non-intervention des aviations occidentales dans le ciel libyen, permettant aux avions de Kadhafi de bombarder les insurgés.

Particulièrement criminel, le rôle spécifique de la diplomatie française s’adossant aux russes et chinois, membres permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, pour exclure tout type d’intervention et laisser champ libre à l’armée du dictateur pour massacrer son peuple et reprendre le contrôle du territoire.

Dans son édition datée du 6-7 mars, parue samedi, Le Monde donne un éditorial en une qui pose la question : "Faut-il intervenir contre le colonel Kadhafi ?"

"Le conflit peut durer. Il peut être sanglant", reconnait l’éditorialiste. Kadhafi "a prouvé ces dernières semaines qu’il n’hésitait pas à faire tirer à la mitrailleuse lourde sur sa population." "Il dispose d’avions et d’hélicoptères qui peuvent bombarder les bastions de l’opposition."

Le diagnostic est précis. Donc, que faut-il faire ?

"Une guerre civile pourrait avoir des effets déstabilisateurs durables dans un pays grand comme trois fois la France, que borde la Méditerranées au nord et, au sud, cette zone saharienne trouble, sensible, là où sévit Al-Quaida."

Ainsi, on n’hésite pas, à Paris, à reprendre l’argument même de Kadhafi : il faut le laisser reprendre le contrôle de la situation, car il serait le dernier rempart contre… Al-Quaida.

L’éditorialiste du canal officieux de la diplomatie française développe l’argument : la Libye "est un État fragile, récent". Docte, il fait le point d’histoire : avant la colonisation italienne dans les années 20, "le pays était divisé en trois grandes provinces, taillées du temps de l’Empire ottoman : la Tripolitaine, la Cyrénaïque, le Fezzan" ; puis de géographie : "peuplé de musulmans sunnites, mais divisé en tribus" ; pour conclure sur l’analyse politique : "l’administration centrale y est faible, pour ne pas dire inexistante". En bref, "le risque de “somalisation” existe".

Que "l’administration centrale" soit "inexistante" en Libye aujourd’hui, c’est une façon de parler… En état de guerre civile, où le pouvoir – central – tente la reconquête de l’ensemble du pays par la force des armes, des mercenaires et de la sauvagerie déployée, on ne peut pas vraiment dire que cette "administration centrale" soit "inexistante" – elle l’est, au contraire, un peu trop.

Mais l’analyste parisien se place dans l’état ordinaire des choses, avant la révolution, comme si elle n’avait pas eu lieu, comme si tout pouvait rentrer dans la norme dictatoriale soutenue par Paris depuis plusieurs décennies – et de façon particulièrement intense ces dernières années.

Rappelons ici qu’à l’occasion du récent remaniement ministériel, le gouvernement français a maintenu en poste Patrick Ollier, ministre chargé des relations avec le Parlement, fondateur en 2003 du “groupe parlementaire d’amitié France-Libye” dont il est toujours l’animateur. En d’autres termes, c’est un représentant officiel des intérêts du dictateur libyen qui siège au gouvernement à l’heure même où l’on fait mine de débattre sur l’opportunité d’une intervention contre celui-ci.

"Faut-il aller plus loin ?" demande l’éditorialiste du Monde. "Décréter, comme le suggèrent certains, une zone d’exclusion aérienne au-dessus du territoire libyen pour empêcher Kadhafi d’utiliser ses avions et ses hélicoptères ?"

Le journal doit reconnaître que "l’insurrection libyenne ne demande rien d’autre".

Viennent les objections : "À l’ONU, Chinois et Russes y sont opposés, par principe." "Ni l’Union africaine, ni la Ligue arabe, les deux organisations régionales concernées, ne le réclament." "Américains et Européens font valoir la difficulté d’une telle opération."

Ce serait "un acte de guerre". "Il suppose d’aller au préalable bombarder la défense anti-aérienne libyenne et requiert un dispositif considérable pour surveiller un espace aérien aussi large."

Dénonçons ici sans détour cette prétendue analyse militaire. L’objectif premier d’une telle "zone d’exclusion aérienne" serait d’interdire à Kadhafi d’employer l’aviation libyenne pour bombarder les villes libérées. Il n’y a pas vraiment de problème de défense anti-aérienne au-dessus de ces territoires contrôlés, au sol, par le peuple insurgé qui appelle cette intervention des aviations occidentales.

Quant au "dispositif considérable pour surveiller un espace aérien aussi large", cela s’appelle des radars, et des satellites, dont on croit savoir que les armées occidentales sont largement pourvues. Le ciel est vaste, vu du sol. Pour des aviateurs munis des moyens de navigation moderne, il n’est pas bien plus grand qu’un écran. L’effort "considérable" ici requis consisterait à… regarder l’écran.

Voilà plusieurs jours maintenant que des porte-avions américains et français sont disposés aux larges des côtes libyennes. Sans qu’un avion ait décollé, ne serait-ce que pour une parade de soutien moral au large de Benghazi…

Mais pourquoi encouragerait-on la révolte, alors qu’il y a "un risque de “somalisation”", et le spectre d’Al-Quaida derrière ?

Au contraire, dit Le Monde : "Les États-Unis, la France, la Grande-Bretagne ont raison de manifester prudence et réserves."

Ainsi, il faut laisser le massacre se faire, aussi longtemps que possible, sans intervenir. Mais il ne faut "rien exclure", conclut l’éditorialiste, car on sait bien que "le colonel Kadhafi est capable du pire".

En clair, de même que le même journal le signalait récemment, Paris – comme Washington – n’entend pas bouger, autant que faire se peut, n’excluant pas que la boucherie promise par le dictateur libyen – et qui menace dramatiquement Benghazi, produise un spectacle si insoutenable pour l’opinion mondiale qu’ils soient obligés de revoir leur position – de préférence trop tard. Quand la révolution libyenne sera écrasée et que monsieur Ollier pourra reprendre ses petites affaires tranquillement. Il était justement sur le point de vendre quelques avions Rafale à notre ami le boucher de Tripoli.

•••

Pour que l’ignominie française soit plus complète, ce dimanche, après la scandaleuse rhétorique de l’éditorialiste du Monde de samedi, c’est le JDD de ce dimanche qui publie à la une… une interview de Kadhafi. (On attend encore que la parole soit donnée aux Conseil national libyen représentant les insurgés.)

C’est en exclusivité mondiale que le Journal du Dimanche est fier de présenter. Faut-il rappeler que le JDD est propriété de monsieur Lagardère, marchand d’armes dont les intérêts sont brutalement menacés par les révolutions d’Afrique du nord ? Le monde arabe, où se répand le souffle révolutionnaire, est encore à ce jour le premier marché mondial pour ces armes concoctées par Lagardère ou Dassault (propriétaire du Figaro).

Paris s’éveille

Kadhafi : "C’est moi ou Al-Qaïda"

En exclusivité mondiale, le chef d’État libyen a reçu, samedi, deux envoyés spéciaux du JDD dans son QG de Tripoli. Retrouvez ici des extraits de cet entretien exceptionnel, publié dimanche dans le JDD nouvelle formule.

LA MENACE TERRORISTE

"Quand il y a eu la confusion en Tunisie et en Egypte (…) Al-Qaida a donné instruction à ses cellules dormantes en Libye de faire surface (…) Les jeunes ne connaissaient pas Al-Qaida ni l’idéologie de cette organisation. Mais les membres de ces cellules vont jusqu’à leur donner des pilules hallucinogènes. (…) Aujourd’hui, ces jeunes ont pris goût à ces pilules et pensent que les mitraillettes sont comme une sorte de feu d’artifice."

"Je m’étonne vraiment que l’on ne comprenne pas qu’il s’agit ici d’un combat contre le terrorisme (…) Nos services de renseignement coopèrent. Nous vous avons beaucoup aidé ces dernières années ! Alors pourquoi lorsque nous sommes dans un combat contre le terrorisme ici en Libye on ne vient pas nous aider en retour !"

"Il y aura un Djihad islamique en face de vous, en Méditerranée (…) Les gens de Ben Laden viendront imposer des rançons sur terre, et sur mer. On reviendra au temps de Barberousse, des pirates, des Ottomans qui imposaient des rançons sur les bateaux. Ce sera vraiment une crise mondiale et une catastrophe pour tout le monde."

LE RÔLE DE LA FRANCE DANS LA CRISE

"Je voudrais qu’une équipe d’enquête des Nations unies ou de l’Union africaine se rende ici, en Libye. Nous allons permettre à cette commission d’aller voir sur le terrain, sans aucune entrave."

"La France a de grands intérêts en Libye. Nous avons beaucoup travaillé avec M. Sarkozy, nous avons collaboré ensemble dans plusieurs dossiers, plusieurs causes. La France aurait dû être la première à envoyer une commission d’enquête. J’espère qu’elle changera son attitude à notre égard. (…) Que la France prenne vite la tête de la commission d’enquête, qu’elle bloque la résolution de l’ONU au Conseil de sécurité, et qu’elle fasse arrêter les interventions étrangères dans la région de Benghazi."

PAS DE CRISE DU RÉGIME

"Chez nous, le pouvoir est au peuple. Nous n’avons pas de président qui démissionne, pas de parlement à dissoudre, pas d’élection qu’on falsifie, pas de Constitution qu’on peut amender. Nous n’avons pas de réclamations de justice sociale, parce qu’ici, c’est le peuple qui décide. Moi, je n’ai pas de pouvoir comme en avaient Ben Ali ou Hosni Moubarak."

"Le régime ici, en Libye, va bien. Il est stable. Je veux bien me faire comprendre: si on menace, si on déstabilise, on ira à la confusion, à Ben Laden, à des groupuscules armés. Voilà ce qui va arriver. Vous aurez l’immigration, des milliers de gens qui iront envahir l’Europe depuis la Libye. Et il n’y aura plus personne pour les arrêter. Vous brandissez le spectre de la menace islamique…"

LA VIOLENCE

"Je n’ai jamais tiré sur mon peuple ! Et vous ne croyez pas que le régime algérien depuis des années combat l’extrémisme islamiste en faisant usage de la force ! Et vous ne croyez pas que les Israéliens bombardent Gaza et des victimes civiles à cause des groupes armés qui s’y trouvent ? Et en Afghanistan ou en Irak, vous ne savez pas que l’armée américaine fait régulièrement des victimes civiles ? Est-ce que l’Otan en Afghanistan ne tire jamais sur des civils? Ici, en Libye, on n’a tiré sur personne."

FORTUNE PERSONNELLE

"Je mets tout le monde au défi de prouver que j’ai un seul dinar à moi! Ce blocage des avoirs, c’est une piraterie de plus imposée sur l’argent de l’État libyen. Ils veulent voler de l’argent à l’État libyen et ils mentent en disant que c’est l’argent du Guide ! Là aussi, qu’il y ait une enquête pour montrer à qui appartient cet argent. Moi, je suis tranquille. Je n’ai que cette tente."

[Source : jdd.fr]

•••

Édito du Monde

Faut-il intervenir contre le colonel Kadhafi ?

LEMONDE | 05.03.11

Faut-il intervenir militairement en Libye ? Le pays est entré dans la guerre civile. Depuis quelques jours, les forces du colonel Kadhafi tentent de reconquérir le terrain gagné par une opposition disparate, inorganisée mais décidée à en finir avec un dictateur déséquilibré, depuis quarante et un ans à la tête de ce petit pays du Maghreb. Les premières sont retranchées dans la capitale, Tripoli, et alentour ; l’opposition tient l’est du pays, notamment la ville de Benghazi. Le conflit peut durer. Il peut être sanglant.

Le colonel Kadhafi a prouvé ces dernières semaines qu’il n’hésitait pas à faire tirer à la mitrailleuse lourde sur sa population. Plusieurs centaines de Libyens ont déjà trouvé la mort sous les balles de ses miliciens et de ses mercenaires. Il dispose d’avions et d’hélicoptères qui peuvent bombarder les bastions de l’opposition. Même s’il s’est débarrassé en 2009 de ses stocks d’armes de destruction massive, sans doute a-t-il gardé quelques armes chimiques...

Une guerre civile pourrait avoir des effets déstabilisateurs durables dans un pays grand comme trois fois la France, que borde la Méditerranée au nord et, au sud, cette zone saharienne trouble, sensible, là où sévit Al-Qaida. Or la Libye - 6 millions d’habitants - est un Etat fragile, récent. Avant que les envahisseurs italiens ne l’unifient, dans les années 1920, le pays était divisé en trois grandes provinces, taillées du temps de l’Empire ottoman : la Tripolitaine, la Cyrénaïque, le Fezzan. Le pays est peuplé de musulmans sunnites, mais divisé en tribus. L’administration centrale y est faible, pour ne pas dire inexistante. Le risque de "somalisation" existe.

Cet ensemble de raisons, à la fois humanitaires et stratégiques, pose la question d’une intervention militaire. Fin février, le Conseil de sécurité de l’ONU, unanime, a appelé à l’isolement du régime Kadhafi : saisie des biens de la famille et des fidèles du dictateur à l’étranger ; embargo sur les armes à destination de la Libye ; saisine de la Cour pénale internationale sur d’éventuels crimes de guerre imputables à la soldatesque au service du régime.

Faut-il aller plus loin ? Décréter, comme le suggèrent certains, une zone d’exclusion aérienne au-dessus du territoire libyen pour empêcher Kadhafi d’utiliser ses avions et ses hélicoptères ? L’insurrection libyenne ne demande rien d’autre. À l’ONU, Chinois et Russes y sont opposés, par principe. Ni l’Union africaine ni la Ligue arabe, les deux organisations régionales concernées, ne le réclament.

Américains et Européens font valoir la difficulté d’une telle opération. Déclarer une zone d’exclusion aérienne est un acte de guerre, vient de rappeler Washington. Il suppose d’aller, au préalable, bombarder la défense antiaérienne libyenne et requiert, ensuite, un dispositif considérable pour surveiller un espace aérien aussi large.

Les États-Unis, la France, la Grande-Bretagne ont raison de manifester prudence et réserves. Mais ils ont raison aussi de ne vouloir rien exclure. Le colonel Kadhafi est imprévisible, mais il nous a appris une chose : il est capable du pire.

[Source : Le Monde]