[ [ [ Rwanda : la génération post-Mitterrand demande des comptes - Yannis Lehuédé

Ce 18 juin 2014 paraissait dans Libé une Tribune à retentissement historique intitulée sobrement La vérité sur le génocide des Tutsi. Remarquable par son contenu, par la clarté de ce qu’elle énonce, cette tribune l’est aussi par ses signataires : on trouve là l’ensemble des organisations de jeunesses des grands partis politiques de gauche ou du centre. Droite et extrême-droite se seront abstenues – ou n’auront peut-être même pas été conviées.

Parmi les événements de nature "historiques" qu’on enregistre là – et on ne craint pas ici de galvauder le mot –, le fait que ces organisations de jeunesse fassent front contre ce qu’il faudrait appeler ici les organisations de vieillesses, les grands partis dont quasiment aucun n’aura su prendre une position aussi tranchée sur cette question on ne peut plus difficile et douloureuse de la responsabilité française dans le génocide des Tutsi.

Là où les aînés se trompent – presque tous –, les jeunes voient clair – presque tous.

Ce clivage générationnel en lui-même est un événement considérable. Et les auteurs de ce texte en ont conscience lorsqu’ils revendiquent hautement rien de moins que d’incarner le pays – le vrai, disent-ils –, certains de représenter au moins son avenir.

Un deuxième événement non moins considérable est à rechercher dans la nature de leur prise de position qui élève la politique au dessus de la politique, devenant plus que morale, simplement essentielle : " La recherche de la vérité sur le génocide des Tutsis est pour nous un absolu. Elle ne relève pas d’un compromis dans un rapport de forces politique ou diplomatique, ni d’un soutien politique à un régime ou à un gouvernement particuliers. "

Ce serment solennel de la génération post-Mitterrand est la meilleure nouvelle qui ait résonné en France au moins depuis ce 10 mai 1981 où toute une génération – celle de leurs parents – était convoquée pour un sinistre malentendu.

Mitterrand, le cagoulard, aura réussi à tromper bien au-delà de lui, et il aura fallu que tout ce temps passe, et qu’une nouvelle génération surgisse, pour qu’enfin l’évidence de l’absurdité où il était parvenu à entraîner son pays éclate – et dans ce qui est bien mieux qu’un simple sursaut de dignité, une véritable promesse d’avenir.

On respirerait enfin, après vingt ans d’apnée…

Paris s’éveille

PS. A l’instant de mettre en ligne cet article, un ami, bon connaisseur du dossier rwandais, nous fait valoir un point de vue très différent du nôtre : cette tribune que nous encensons pécherait en omettant ce qu’on sait aujourd’hui de Bisesero. Convenons que ce n’est pas un détail, puisque cela fait effectivement plusieurs années que l’enquête est ouverte sur l’hypothèse d’une participation directe de militaires français au grand massacre du 13 mai 1994, où environ 50 000 Tutsi, qui parvenaient à résister dans ces collines depuis le début du génocide, seront exterminés, en grande partie à l’arme lourde, les mitrailleuses et mortiers ayant été actionnés par les experts décrits comme "blancs" ou "français" par des dizaines de témoins. Les premiers résultats de cette enquête étaient publiés par Serge Farnel déjà il y a deux ans, en un gros volume reproduisant pour l’essentiel les retranscriptions des témoignages recueillis, sous le titre Rwanda, 13 mai 1994 : un massacre français ? Il y a deux mois Serge Farnel produisait le complément de cette enquête, sous forme d’une chronique des cent jours du génocide à Bisesero, le ghetto de Varsovie rwandais, reconstituée à partir de tous les témoignages existants. Surtout, Bruno Boudiguet livrait en même temps les résultats de sa contre-enquête, sous le titre Vendredi 13 à Bisesero, la question de la participation française dans le génocide des Tutsis rwandais, faisant le point de la question et mettant un terme aux débats. Ce qui n’empêche que ces avancées de la connaissance, qui aggravent singulièrement l’accusation contre l’armée française, n’ont toujours pas été digérées par l’ensemble des spécialistes qui peinent à réviser le cadre général de leur critique depuis vingt ans qui consiste à dire, en gros, que la France est certes responsable du soutien sans faille apporté au régime génocidaire, mais qu’on ne peut incriminer l’armée française d’avoir directement participé au crime. C’est bien évidemment le caractère inconcevable de cette accusation qui écarte la plupart des observateurs, dont certains sont capables d’arguties peu sérieuses pour tenter de contester les résultats de l’énorme enquête menée plus que rigoureusement depuis plusieurs années maintenant. L’unanimité autour de l’appel des organisations de jeunesses des partis politiques serait, selon notre ami, facilitée par le besoin de limiter l’accusation et d’écarter le scandale énorme du massacre du 13 mai, une des plus sombres dates de l’histoire coloniale. On relève de même que la sincérité des militaires qui disent avoir désobéi, et que nos jeunes aujourd’hui encensent, a pu être mise en doute, et de façon fort détaillée – voir notre propre article à ce propos dans la septième livraison de la revue la Nuit rwandaise.

La vérité sur le génocide des Tutsis

Comme tout crime contre l’humanité, le génocide des Tutsis du Rwanda nous concerne. D’autant que ce crime fait aussi partie de l’histoire de notre pays. Notre génération refuse la loi du silence et réclame la vérité. C’est pourquoi nous irons, ensemble, au Rwanda, où nous porterons ce message à la société civile et aux jeunes générations rwandaises.

Disons-le clairement : Paris a soutenu le régime génocidaire au Rwanda avant, pendant et après le génocide perpétré contre les Tutsis, qui fit plus de 800 000 victimes entre avril et juillet 1994. Une poignée de personnalités, de droite comme de gauche, situées au plus haut niveau de l’appareil d’Etat, endossa au cours du second septennat de François Mitterrand, la responsabilité d’une politique secrète qui dura, a minima, de 1990 à 1994.

Cette politique, qui ne fut jamais discutée au Parlement, et encore moins devant les Français, prit la forme d’un soutien politique, militaire et diplomatique envers les extrémistes rassemblés dans le mouvement Hutu Power, mouvement dont l’appareil d’Etat français connaissait la nature structurellement raciste, totalitaire, génocidaire.

Depuis vingt ans maintenant, cette poignée de responsables, croyant ainsi sauver leur honneur, refuse de répondre de leurs actes et tente d’obstruer l’éclatement de la vérité en tenant un discours de déni, voire de négationnisme. Les faits sont pourtant éloquents.

Il est établi que, d’octobre 1990 à la fin 1993, alors même que de nombreux télégrammes diplomatiques alertaient de la possible extermination totale de la population tutsie au Rwanda, Paris a soutenu les extrémistes, notamment en formant et en armant la gendarmerie nationale, les forces armées et la garde présidentielle qui allaient être les fers de lance du génocide. Ce soutien, alors direct, ne fut interrompu ni pendant l’extermination ni même après.

Il est établi que le gouvernement putschiste et génocidaire fut formé à l’ambassade de France, sous l’égide de l’ambassadeur de France, au lendemain de l’attentat contre l’avion du président rwandais, Juvénal Habyarimana. Ce fut le dernier acte d’un coup d’Etat entamé avec l’attentat et l’assassinat de la Première ministre démocrate, Agathe Uwilingiyimana, quelques heures avant la réunion à l’ambassade.

Il est établi que seules les autorités françaises ont accepté de recevoir en plein génocide, le 27 avril 1994, Jérôme Bicamumpaka, ministre des Affaires étrangères du gouvernement génocidaire, et Jean-Bosco Barayagwiza, membre fondateur de la funeste Radio Mille Collines.

Il est établi que l’opération Turquoise, lancée le 22 juin sous le chapitre VII de l’ONU, ne fut pas, comme cela a été officiellement présenté, une opération neutre et humanitaire. Certes, les ordres de l’opération Turquoise stipulaient qu’il convenait de «faire cesser les massacres», mais ils visaient aussi à «rétablir l’autorité» des forces locales «civiles et militaires» qui venaient de commettre le génocide.

Il est établi que, pour se porter au secours des rescapés, des soldats français ont dû désobéir aux ordres de l’état-major de Turquoise. De cela, les rescapés des collines de Bisesero, abandonnés aux milices génocidaires trois jours durant par les soldats français, témoignent implacablement.

Il est établi que cette opération «militaro-humanitaire» a permis de couvrir la retraite vers le Zaïre du gouvernement génocidaire et des milices, sous la protection de fait d’un contingent qui, malgré son engagement sous chapitre VII des Nations unies, avait reçu ordre des plus hautes autorités politiques et militaires françaises de rester l’arme au pied.

La liste des faits incriminant est longue, fondée sur des documents officiels, des enquêtes journalistiques et la mission d’information parlementaire de 1998. Ils disent bien la profondeur de la collaboration entre certains hauts responsables français et le régime auteur du génocide.

Depuis vingt ans, ces hauts responsables se drapent dans «l’honneur de la France» qui serait, disent-ils, mis en cause. Leur rhétorique indigne vise à enrôler d’autorité la France tout entière afin d’abriter leurs responsabilités derrière son innocence. La question aujourd’hui posée est donc simple : cette poignée de personnalités est-elle la France ? A cette question, la France qui vient, celle de notre génération, répond avec fermeté par la négative.

Nous, dirigeants de jeunesses de partis politiques français, d’associations de jeunesse, défendons et soutenons le devoir de vérité, tout de suite. La recherche de la vérité sur le génocide des Tutsis est pour nous un absolu. Elle ne relève pas d’un compromis dans un rapport de forces politique ou diplomatique, ni d’un soutien politique à un régime ou à un gouvernement particuliers. A ceux qui pensent qu’un mensonge national vaut mieux qu’une vérité qui met en cause certains Français, nous disons que la France n’est jamais aussi grande et digne que lorsqu’elle fait face, avec courage et lucidité, à son passé. Le travail de vérité est une exigence, lever le voile, un impératif.

Notre génération, toutes tendances politiques républicaines confondues, rejette, contre ceux qui tentent de nous l’imposer, l’héritage empoisonné de la Collaboration. Nous combattons l’indifférence, le déni et le silence d’Etat. La lutte contre le négationnisme n’est, pour nous, pas négociable.

Dans cette lutte, nous n’entendons pas laisser une poignée de hauts responsables parler au nom de la France, donc en notre nom à tous, ni utiliser impunément comme bouclier rhétorique une France à qui rien n’a jamais été demandé, qui n’y est pour rien. A eux, qui instrumentalisent l’honneur d’un pays et croient sauver le leur en cachant la vérité, nous disons que plus le temps passe, plus ils seront jugés durement par l’histoire et par la France.

Nous exigeons de ceux qui ont endossé cette politique criminelle, en premier lieu quand ils font partie de nos formations, qu’ils aient le courage de répondre sans faux-fuyants aux questions précises, nourries et factuelles que pose la politique qui fut menée par Paris. Des zones d’ombre demeurent sur le champ et l’étendue des responsabilités individuelles. Il convient de rentrer dans le détail, d’examiner les faits, les multiples preuves. L’ouverture immédiate des archives s’impose pour permettre aux historiens de travailler sans entraves.

Nous irons à Bisesero inhumer ceux qui y ont été exterminés et rendre hommage à ces soldats français de Turquoise qui, confrontés à un choix terrible et douloureux, eurent le courage de désobéir aux ordres pour sauver des hommes, des femmes et des enfants voués à la mort. Nous voulons par notre présence marquer celle de la France au Rwanda en ces temps de commémorations, qui s’achèvent le 4 juillet. Ce qui est en jeu, c’est notre rapport à la vérité. C’est notre relation à l’Afrique. C’est notre capacité à affronter l’histoire. Ce sont nos valeurs démocratiques fondamentales. Ce qui est en jeu, c’est l’honneur de notre pays. Le vrai.

Paul Morin, Directeur du Mouvement antiraciste européen, Egam ; Laura Slimani, présidente des Jeunes socialistes ; Antoine Carette, président des Jeunes démocrates ; Laura Chatel, secrétaire fédérale des Jeunes écologistes ; Lucas Nédélec, secrétaire fédéral des Jeunes écologistes ; Nordine Idir, secrétaire général du Mouvement des jeunes communistes de France, et Sélim-Alexandre Arrad, président des Jeunes radicaux de gauche.

Ainsi que Sacha Reingewirtz Président de l’Union des étudiants juifs de France (UEJF) Raphaël Der Agopian Président de l’Union générale des Arméniens de Bienfaisance (Ugab jeunes) Blaise Cueco Coordinateur national de SOS Racisme William Martinet Président de l’Union nationale des étudiants de France (Unef) Corentin Durand Président de l’Union nationale lycéenne (UNL) Sonia Aïchi Présidente de la Fédération indépendante et démocratique lycéenne (FIDL).

[Source : Libé]