[ [ [ Suite aux arrestations de Bastille samedi dernier - Yannis Lehuédé

Samedi 16 octobre, à la fin de la grande manifestation parisienne allant de République à Nation, un groupe de plusieurs centaines de personnes décident de ne pas se contenter de cette énième marche encadrée et remontent le trajet de la manif jusqu’à Bastille. L’idée était d’occuper l’opéra mais nous ne sommes finalement qu’une petite centaine à y être entrée. Pas assez nombreux et sous pression policière, nous quittons rapidement l’Opéra mais quarantaine d’entre nous sont arrêtés rue de Charenton et placés en garde-à-vue.

Ce texte ne prétend pas parler au nom de tous les arrêtés, c’est juste un point de vue sur ce qui semble utile de transmettre dans une perspective malheureusement probable de nouvelles arrestations. Une quarantaine de personnes se sont donc faîtes arrêter rue de Charenton sous l’œil de nombreux journalistes avides d’images sensationnelles et dans une ambiance très hostile, certains flics nous insultant en permanence et promettant à certains d’entre nous d’être tabassés dans leur cellule de garde-à-vue. C’était un coup de pression et on ne les a pas revus en cellule mais on sentait bien leur énervement de ne pas avoir réussi à nous bloquer plus tôt, surtout que c’est la troisième fois en trois manifs que des centaines de personnes parviennent, même brièvement, à poursuivre la manif au-delà de sa destination prévue.

Nous avons tous été placés en garde-à-vue pour 48 heures (sauf un mineur libéré au bout de 24 heures) pour des motifs généraux bien peu précis et d’ailleurs assez fluctuants : participation à un attroupement armé (juridiquement, « armé » peut faire référence à une définition très large des armes par destination : bouteilles, pétards...), destruction de biens privés (sans doute les quelques vitrines de banques et de magasins de luxe brisées sur le parcours) voire violences sur agent de la force publique n’ayant pas entraînée d’ITT (Interruption Temporaire de Travail). Nous avons ensuite été répartis en trois groupes dans trois commissariats différents : dans les 10è, 11è et 20è arrondissements.

Nous ne reviendrons pas ici en détail sur le déroulement formel des garde-à-vue, marqué par les interrogatoires, les visites d’avocat, les sorties à l’hôpital et surtout l’attente éprouvante, isolés ou entassés dans de petites cellules. Nous préférons ici souligner ce qui nous semble le plus important et le plus intéressant : ce qui a été collectivement tenu durant ces 48 heures. Rapidement après l’arrestation, chacun des trois groupes discutent et décident d’une position commune : ne rien déclarer (hors notre état civil), ne rien signer, refuser les prises d’empreintes (digitales et génétiques) et les photos.

Cette position a été discutée en permanence pendant les 48 heures et il nous a semblé qu’au vu du nombre de personnes interpellées et des motifs très flous de notre mise en garde-à-vue, il nous semblait possible et pertinent de tenir cette position. Tant d’un point de vue pratique (être moins fiché ; ne rien déclarer permet par définition de ne pas trop parler ni sur soi ni sur d’autres, ce qui peut arriver très rapidement même avec des déclarations qui peuvent nous sembler anodines) que d’un point de vue collectif et politique (montrer que même arrêtés et enfermés, on peut rester solidaire et en lutte et conserver une approche collective de la situation), enfin ça permet d’affronter ces heures pénibles en se sentant plus soudés et plus forts.

Cette position a été tenue dans les trois commissariats pendant 48 heures et en dépit des pressions, à quelques exceptions près (parfois un papier a été signé, quelques uns ont donné leurs empreintes digitales mais pas l’ADN) qui n’ont pas remis en cause le fait d’affronter collectivement ces 48 heures d’enfermement.

Les flics ont plus ou moins usé de leurs moyens de pression habituels : réveils la nuit, menaces de prison si refus de coopérer, tentatives de nous diviser entre nous... Mais il faut bien reconnaître qu’ils n’ont pas beaucoup insisté, notre solidarité et notre détermination face à eux a sûrement participé de leur manque de zèle.

Évidemment cette solidarité et ces refus ne garantissent pas à cent pour cent de sortir d’une garde-à-vue sans suites, les affaires de répression et de justice n’obéissent pas à une logique scientifique. On peut quand même signaler que plus de trente personnes sont sorties de cette garde-à-vue en ayant refusé toute signalisation (le terme juridique désignant les prises d’empreintes digitales et génétiques et les photos) et sans aucune poursuite. D’ailleurs le choix des cinq personnes malheureusement poursuivies s’est fait sur des bases juridiques très floues mais pas en tout cas sur leur comportement en garde-à-vue, deux d’entre elles font partie des quelques personnes ayant donné leurs empreintes digitales.

Voilà sans doute le petit enseignement le plus intéressant à tirer de cette expérience, il est possible et déterminant de garder une position collective et de refuser de se soumettre à leurs opérations de fichage en garde-à-vue.

D’un point de vue technique, en plus de leurs tentatives d’interrogatoires, les flics nous ont fait défiler à tour de rôle devant des écrans d’ordinateur pour tenter de nous reconnaître sur des photos (que nous n’avons pas vues) puis devant une vitre sans teint avec un mystérieux inconnu de l’autre côté (un témoin, un flic qui veut rester discret ?). Les téléphones portables trouvés sur les gens arrêtés ont aussi été exploités, notamment pour en extraire les répertoires et surtout les photos et les vidéos. Une raison de plus au passage pour ne pas prendre des photos ou des vidéos de visages ou d’actes pendant les manifs. À noter que cela n’a pas eu lieu dans tous les commissariats, certains ont seulement subi un interrogatoire très succint.

Enfin d’un point de vue judiciaire, aucun d’entre nous n’a encore pu consulter le dossier mais il semble bien que les flics n’aient pas beaucoup d’éléments à charge. Malgré ça seules 36 personnes sont sorties sans charges au bout des 48 heures. Cinq personnes ont été déferrées devant le Tribunal de grande instance de Paris et ont passé 24 heures de plus au dépôt du tribunal à Cité. Les cinq sont convoqués pour un procès a la mi-décembre pour « participation à un attroupement en vue de commettre des dégradations », une qualification très générale relevant de la récente loi sur les bandes. Certains ont en plus « refus de signalisation », « dissimulation illicite du visage » ou « port d’armes ». En attendant, les cinq sont sous contrôle judiciaire, avec interdiction d’entrer en contact entre eux, interdiction du 11è arrondissement de Paris et obligation de pointer toutes les semaines.

Rappelons aussi que deux autres personnes au moins ont également été arrêtées près de la place de la Bastille au même moment, qu’elles ont aussi été déferrées au tribunal et qu’elles sont convoquées au mois de décembre prochain pour un procès où on leur reproche des faits similaires et des faits de violences contre les forces de l’ordre.

En l’absence d’éléments, la justice a tout de même choisi d’en garder cinq pour l’exemple, pour justifier leur opération et pour montrer que tout ce qui tente de sortir des cadres institutionnels de la contestation sera réprimé. À nous de nous organiser pour esquiver au mieux ces moments de répression mais aussi pour les affronter lorsqu’ils sont inévitables en restant solidaires et dans la continuité des luttes que nous menons le reste du temps.

Ne nous arrêtons pas en si bon chemin, tout continue.

Arrêt des poursuites pour tous les inculpés !

Quelques individus mis en garde-à-vue à Bastille samedi soir

[Source : cip-idf]

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