[ [ [ Un an d’occupation à la Bourse du travail de Paris - Yannis Lehuédé

Ce samedi 2 mai, les sans-papiers de la Coordination 75 fêteront un curieux anniversaire : celui de l’occupation de la bourse du travail rue Charlot, à Paris. Lorsque la CSP75, qui regroupe quatre collectifs de sans-papiers parisiens, a décidé cette occupation de la Bourse le 2 mai 2008, nul n’aurait imaginé qu’elle durerait aussi longtemps. Mais au fil des mois, la vie quotidienne s’est organisée, des matelas trouvés dans la rue ont remplacé les cartons du début, des bâches ont été tendues dans la cour, et des centaines de personnes se relaient nuit et jour pour tenir. Ils sont toujours là.

Cet anniversaire est double : il rappelle d’une part que la situation est bloquée, puisqu’au bout d’un an, la revendication principale de la CSP75 – la régularisation collective des occupants – n’a pas abouti. D’un autre côté, il marque le coup : plusieurs centaines de personnes qui occupent un lieu en plein Paris, pendant toute une année, parvenant à mobiliser les uns et les autres pour l’organisation du lieu et des manifestations incessantes, on n’avait jamais vu ça.

Rappelons l’origine de cette action un peu particulière : en avril 2008 la CGT lance sa vague de piquets de grève dans des entreprises embauchant des salariés, revendiquant la « régularisation par le travail » (article 40 de la loi Hortefeux). Plusieurs restaurants huppés sont occupés, des chaînes comme « Chez Papa », et le retentissement médiatique est très important. Enfin, les sans-papiers étaient soutenus par les syndicats.

Il se trouve que la CSP75, qui travaillait depuis longtemps avec la CGT en vue d’une action commune, n’a pas été prévenue du début du mouvement. Elle a immédiatement soutenu les piquets de grève, et estimé qu’elle avait sa place dans cette lutte qui sortait à nouveau de l’ombre. Apprenant que la CGT avait pu faire un dépôt collectif de dossiers en préfecture, elle réunit les mille dossiers de ses membres pour les lui porter, attendant son soutien. Mais la réponse est claire et nette : niet.

Déçue, la CSP se tourne alors vers la préfecture, et y apporte ses dossiers. On leur rétorque qu’on ne prend pas de dépôt collectif, et que la coordination doit s’adresser à la CGT… Mais celle-ci campe sur sa décision et maintient qu’elle ne peut prendre les dossiers de la CSP75. Elle ajoute qu’elle soutiendra les initiatives de grève en entreprise. Cette proposition est absurde : les sans-papiers de la coordination sont ce qu’on appelle des « travailleurs isolés » : dans les entreprises où ils travaillent, il y a un ou deux sans-papiers. Pas de quoi lancer une grève… Ce cas de figure est de loin le plus fréquent dans tous les secteurs d’activité qui embauchent des sans-papiers, et une lutte qui exclurait ces cas-là exclurait de fait la majorité des travailleurs sans-papiers de France, qu’ils soient employés dans le bâtiment, la restauration, la surveillance, les services à la personne ou le nettoyage.

Se sentant trahis par la CGT, les membres de la CSP75 décident alors d’occuper la Bourse du travail, lieu symbolique et maison de tous les travailleurs, afin d’interpeller les syndicats et de les pousser à trouver une forme d’action qui les incluent à la lutte. Ils déclarent immédiatement à la presse que cette occupation est une main tendue : « Nous sommes venus en amis. »

La réponse des « amis » est un peu rude : dans la presse, les responsables de la CGT expliquent que leur lutte est « encadrée et structurée », alors que celle de la CSP75, à l’inverse, est « complètement instrumentalisée par quelques meneurs » et teintée de « misérabilisme » (1). Les phrases du type : « ces gens-là ne sont pas organisés », entendues maintes fois de la bouche de responsables CGT, ont un parfum un peu nauséabond. Ils marquent l’agacement face à une catégorie de travailleurs qui revendiquent leur autonomie. La CSP 75 parle de « colonialisme syndical » et explique : « Le mouvement des sans-papiers ne pourra se faire désormais que par les sans-papiers eux-mêmes. » (2)

Face à l’obstination des occupants, la CGT a bien dû discuter. Mais elle a posé comme condition préalable le départ de la coordination de la Bourse du travail, demande inacceptable pour la CSP75 qui souhaite un engagement réel. Depuis, les rapports sont plutôt tendus. Le dernier incident date du 15 avril dernier, lors de la manifestation d’anniversaire des grèves de la CGT, pendant laquelle les responsables du syndicat ont refusé de laisser la parole au délégué de la CSP75 et ont livré une attaque en règle contre les occupants et leurs soutiens, lesquels se sont fait traités de « pauvres cons » et de « saloperies » par certains syndicalistes.

Côté gouvernement, on joue le pourrissement de la situation. En juillet, la préfecture a accepté de recevoir 750 dossiers (sur les 1300 membres de la CSP 75), qui ont été traités à la rentrée. Depuis, quelques régularisations arrivent au compte-goutte, entretenant l’attente mais ne répondant aucunement à la demande de régularisation collective.

Tout au long de l’année, alors que le silence des médias sur cette lutte se faisait toujours plus pesant, les sans-papiers de la coordination ont continué à manifester deux fois par semaine devant la préfecture de Paris et devant les consulats de leurs ressortissants – 18 nationalités sont représentées à la bourse !
Par ailleurs, des liens se sont noués avec des personnes extérieures qui se sont intéressés à cette occupation. Pour la plupart, ils sont des « électrons libres » ou appartiennent à des groupes informels, politiques ou associatifs, autonomes ou étudiants. (Récemment, le NPA a lui aussi apporté son soutien ). Un site est créé, ainsi qu’un Journal de la Bourse occupée, petit frère du Quotidien des Sans-Papiers. Onze numéros sont sortis à ce jour. Deux « débats sur matelas » ont eu lieu, des fêtes et concerts… Quelques artistes mettent leur compétences au service de cette lutte : musique, dessins, vidéos, photos… Une poignée d’anonymes passe des heures à remplir des dossiers, à donner des cours d’alphabétisation, etc. Parfois quelqu’un arrive avec des vêtements, des denrées alimentaires, un matelas… Ceux qu’on appelle les « soutiens » sont motivés par la détermination et la patience de ces centaines de travailleurs qui s’organisent dans un espace si petit, avec si peu de moyens, et qui tiennent le coup malgré les conflits, les abandons, les attaques ou les rumeurs d’expulsion.

Comment envisager l’anniversaire de cette lutte qui dure si longtemps ? À la Bourse, les sans-papiers sont parfois amers et découragés. Et c’est vrai qu’ils ont de quoi, face au silence et à l’indifférence qui entourent leur lutte.
Pour marquer le coup, une exposition sera montée ce jour-là. Elle montrera les travaux de Laura Genz (dessins) et Franck Vibert (photos), d’Elif Karakartal et Leonardo Pérez (vidéo), qui fréquentent la bourse depuis le début de l’occupation. Et l’artiste sud-africain Bruce Clarke a bien voulu s’y joindre, en collaboration avec Olivier Sultan, fondateur de la galerie Le Musée des arts derniers.
À l’occasion de cet anniversaire, nous publions quelques interviews des occupants de la Bourse, histoires singulières, mais galère commune de ceux que l’absence de papiers voue à connaître toutes les formes d’humiliation et d’exploitation.

ALO


1. Interview de Rémi Picaud, secrétaire de l’Union Syndicale CGT Commerce de Paris par l’Express, le 6 mai 2008.
2. « Pourquoi occuper ? » par la CSP75, sur le site de la bourse occupée : bourse.occupee.free.fr

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