[ [ [ Un mur entre le Canada et les États-Unis ? - Yannis Lehuédé

Au départ, ce n’est qu’une étude d’impact destinée à informer et à recueillir les réactions du public américain vivant dans les zones frontalières. Le Programmatic Environmental Impact Statement, rendu public par le département du Homeland Security et le US Customs and Border Protection depuis deux semaines, revêt pourtant une importance considérable pour les populations canadiennes, au nord de la frontière visée. Dans cette reformulation de la politique frontalière américaine à l’égard du Canada, il est question notamment de l’érection de barrières le long du 49e parallèle, un peu dans la logique du mur mexicano-américain — mais envisagée, crise économique oblige, de manière sélective.

Des motivations discutables

Pour le département du Homeland Security — et sous sa direction, pour l’agence frontalière américaine —, «la frontière septentrionale est la frontière ouverte et non militarisée la plus longue au monde... elle est significativement moins sujette aux incursions illégales que son pendant méridional». De fait, les chiffres abondent dans ce sens: la frontière mexicaine et la frontière canadienne ne sont pas comparables, ni en longueur, ni en géographie ni même du point de vue du trafic de personnes et de biens.

Pourtant, le rapport prend vite des relents de l’Amérique bushienne: «Des groupes connus affiliés au terrorisme et à l’extrémisme ont une présence incontestée le long de la frontière nord, tant aux États-Unis qu’au Canada.» Ce mythe du Canada havre des terroristes, appuyé sur l’affaire Ahmed Ressam de 1999, est à peine édulcoré par la mention de leur présence possible en sol états-unien, car les politiques proposées ne visent pas la zone frontalière (qui inclurait les communautés limitrophes aux États-Unis), mais tendent bel et bien à marquer plus encore la démarcation entre les deux États. Encore empreinte de l’influence des événements du 11-Septembre, cette approche reflète l’évolution de la perception de la frontière canado-américaine, autrefois lieu d’échanges, devenue aujourd’hui menace malgré la mise en place de structures de coopération et l’intégration des procédures de franchissement.

Dès lors, l’érection de murs le long des 6400 km de frontières (l’analyse n’inclut pas la frontière canadienne avec l’Alaska), fût-elle «sélective», viendrait alors irrémédiablement figer la perception menaçante dans une frontière fortifiée. Évoquée dans sa forme virtuelle dans un rapport du Homeland Security de 2007, l’érection d’un mur en forme de barrières réelles le long du Canada représente l’un des cinq scénarios à l’étude par le Homeland Security dans le cadre de la reformulation de la politique frontalière septentrionale.

Des justifications peu crédibles

Il s’agit là d’une étude d’impact environnemental, fondée en partie sur la «barriérisation» sélective de la frontière canado-américaine, et pour laquelle, selon l’agence frontalière, les gains (le contrôle du franchissement) surpasseraient très largement les coûts environnementaux («très mineurs» selon le rapport).

À ce stade, l’agence frontalière fait deux erreurs majeures, qu’elle aurait pu s’épargner en observant ce qui se passe sur le terrain — tant aux États-Unis que le long des zones frontalières qui bordent la cinquantaine de murs existants dans le monde.

D’un côté, les murs n’empêchent pas de passer. Ils constituent l’aveu de faiblesse d’un État face à (sa crainte) des acteurs asymétriques (clandestins, trafiquants, éventuellement terroristes). L’Histoire — de la Grande Muraille de Chine aux lignes Maginot et Siegfried, du Limes romain au mur entre le Mexique et les États-Unis ou encore aux clôtures de Ceuta et Melilla — montre qu’en général les murs ne sont pas étanches. Plus encore, ils finissent par générer des logiques de transgression, favorisant l’économie et les flux souterrains, les rendant encore plus difficiles à contrôler. Ils multiplient également les effets pervers, allant par exemple aux États-Unis jusqu’à pérenniser l’implantation des travailleurs clandestins autrefois saisonniers — altérant le profil démographique du pays hôte, aboutissant à l’effet inverse de celui qui est recherché.

La construction des murs stimule d’ailleurs une véritable industrie des tunnels, comme en témoigne leur foisonnement dans la ville de Nogales — à cheval sur la frontière des États d’Arizona et de Sonora — dont le sous-sol s’apparente à l’emmenthal, posant d’ailleurs de véritables problèmes de sécurité (en 2010, un bus s’est enfoncé dans le sol devenu meuble, juste en face du poste frontalier).

Des impacts néfastes

Si les murs n’empêchent pas les flux, ils les détournent. Ce que fait naturellement l’idée même de «barriérisation» sélective préconisée dans le cas canadien (et qui a d’ailleurs constitué la première étape du mur avec le Mexique). Et l’effet immédiat est pour les migrants, plus exposés alors au bon vouloir des passeurs et aux aléas d’un terrain moins familier. En outre, les murs ont un impact désastreux sur l’environnement, contrairement même aux termes du rapport de l’Agence frontalière qui juge les incidences environnementales «mineures». Outre le fait qu’ils peuvent isoler des écosystèmes entiers au point d’altérer durablement leur environnement (comme l’a constaté en 2003 une équipe de l’Université de Pékin, en identifiant des évolutions génétiques différenciées de la flore de part et d’autre de la grande muraille de Chine), ils affectent irrémédiablement les migrations animales et mettent en danger la biodiversité — comme en atteste une étude de 2011, menée conjointement par l’université du Texas à Austin et l’Université de Californie à San Diego.

Dûment documentés, les impacts sont très concrets, comme dans le parc du Organ Pipe National Monument où, en août dernier, la barrière avec le Mexique s’est improvisée en barrage hydrique dans un premier temps et, en cédant dans un second temps, a littéralement lessivé une zone considérable du parc national.

Ainsi, dix ans après le 11-Septembre, le Homeland Security est-il à ce point en quête d’identité qu’il cherche à justifier son existence en avançant le bien-fondé de la fortification de la frontière canadienne? Ou faut-il imaginer qu’à la veille d’entrer dans le cycle électoral de 2012, la sécurité fait encore recette pour l’administration en place? Car l’on élève des murs moins pour ce qu’ils font que pour ce qu’ils sont: ils rassurent. Ils constituent, dans un contexte économique difficile et pour une Amérique angoissée et morose, une démonstration directe d’une action concrète, et avalisent le besoin de repli sur soi face à un étranger devenu anxiogène. Mais cela ne sera pas suffisant ni pour restaurer la confiance des Américains ni pour stimuler l’économie. Tant s’en faut.

***

Élisabeth Vallet et Charles-Philippe David - Respectivement professeure associée au département de géographie et professeur de science politique et titulaire de la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques de l’UQAM, les auteurs sont membres de l’Observatoire sur les États-Unis de l’UQAM

[Source : Migreurop]