[ [ [ Une guerre qui ne dit pas son nom - Yannis Lehuédé

Djibril et Lamine, jeunes frères sans-papiers, natifs de Bamako, ex-étudiants en droit, sont arrivés en France depuis peu. Partis respectivement en février et en mars derniers, ils ont pris, parcours obligé pour tant de migrants subsahariens plus ou moins désargentés, la route du désert en passant par la Libye, puis la Méditerranée et l’Italie.
« D’abord, au Mali, depuis le début de la guerre dans le nord, l’université est en crise permanente : grèves illimitées des professeurs sans paye, grèves illimitées des étudiants pour leurs droits. Aux revendications traditionnelles (avant tout les bourses, sans bourses les étudiants des familles modestes ne peuvent pas poursuivre leurs études) s’ajoute aujourd’hui celle du droit à des cours réguliers, sans années blanches : ça a été le cas en 2012, et ça a risqué de l’être aussi en 2013.
« Puis il y a le fait que les titres publics maliens ne servent pas à grand-chose, le nombre des places est très limité, et sans relations tu n’as aucune chance de trouver un emploi. Les bons boulots sont réservés aux enfants des riches, qui ont des diplômes étrangers. Même les facs privées, à part qu’elles sont chères et réservées aux élites, leurs titres ne sont pas aussi compétitifs sur le marché du travail que les titres français. Nous avons tous les deux adressé à des universités françaises nos dossiers pour venir étudier en France : réponses négatives, sans même nous dire le motif. Tant qu’à perdre encore des années pour rien, après deux ans de tentatives vaines, nous avons décidé : venir ici voir si on trouve du travail, et, qui sait, avec un peu de chance, même poursuivre nos études. »

La décision de tenter l’aventure a été prise d’un commun accord. D’abord est parti Djibril plus âgé (21 ans), ensuite Lamine, de deux ans plus jeune :
« J’étais le seul de la famille à savoir du départ de mon grand frère. Nous étions d’accord : si tout se passait bien, il m’appellerait d’Italie et je partirais à mon tour. »
Par de petits boulots, notamment dans le bâtiment (Djibril aussi dans l’hôtellerie et, vraie chance, dans des spots de pub pour la télé), les deux frères ont épargné pendant deux ans et pu payer aux passeurs maliens le prix (tout compris, et fixé « à la tête du client ») de Bamako jusqu’aux côtes italiennes : Djibril un million 150 mille francs CFA (environ 1750 euros), et Lamine un million 50 mille, de grosses sommes pour de jeunes Bamakois. En Méditerranée, ils ont trouvé du beau temps et la mer plate, aussi peuvent-ils apporter aujourd’hui leur témoignage.

Djibril. Je ne suis pas passé par le nord du Mali à cause de la guerre. Je suis passé par le Burkina et le Niger. En bus jusqu’à Agadez, presque 2500 km : un voyage extrêmement fatigant. Les bus se relayaient, les policiers nous arrêtaient le long des routes, et il fallait à chaque fois payer la « taxe » : ou tu payes ou on t’amène au poste, et tu paieras quand même. Mais entre-temps tu auras perdu ton bus.
À Agadez, j’ai rejoint un convoi de cinquante migrants et nous voilà partis sur deux pick-up pour une course folle à travers le désert : deux jours et deux nuits pour faire près de 1400 km de pistes jusqu’à la ville de Gatrun en Libye. Pour tenir à 25 dans une de ces voitures, il y a une disposition en rangs serrés à respecter, et dès que tu as pris place assis sur le bord de l’arrière, les jambes pendant à l’extérieur, les mains accrochées à la barre de fer pour ne pas tomber dehors, collé à des gars à droite à gauche, et avec au dos les autres se tenant debout tassés comme des sardines, tu ne peux absolument plus bouger. Les chauffeurs conduisent à toute vitesse risquant à tout moment de capoter, surtout dans les descentes des dunes, mais si c’est toi qui bouges, pris de crampes et de douleurs aux jambes, aux bras, partout, alors tu fais bouger tout le rang et tu compromets « la stabilité » : ils s’arrêtent, ils descendent, te frappent à coups de bâtons, te menacent de mort avec un pistolet « si tu bouges encore ». Nos deux chauffeurs (un par voiture) étaient de véritables fous, superarmés : kalachnikov et tout. De surcroît rien à manger, rien à boire, impossible de faire ses besoins sauf s’ils s’arrêtaient un moment à leur fantaisie. Il fallait alors rester sur le qui-vive, si tu te laissais aller à la fatigue tu risquais d’être abandonné en plein désert, car ils redémarraient tout à coup sans prévenir personne. Il faut y être passé, pour savoir ce qu’est un tel voyage.
On a changé de voitures et de chauffeurs à moitié route, à Dirkou, bourg plein de soldats. On a été contrôlés, fouillés, « taxés » comme par les policiers nigérians, alors on a pu repartir. Après, pour passer la frontière, on a encore payé vingt dinars par tête aux soldats libyens. À Gatrun les chauffeurs ont disparu pour reparaître deux jours plus tard et nous annoncer que nous avions à payer chacun trente dinars jusqu’à Sebha. Nous avions déjà payé à Bamako pour cette destination, et, après les « taxes » aux policiers et aux soldats, personne n’avait plus rien ou presque. Ils nous ont amenés à la « maison de paye » : dans l’attente que nos familles paient pour nous. J’ai appelé la mienne, le passeur de Bamako a été payé et a appelé que c’était bon. J’ai été amené à Sebha après quatre jours de séquestration ; j’ignore ce qu’il est advenu des autres. Tous les migrants que j’ai croisés dans le désert étaient de pauvres gens partis à l’aventure comme moi, personne ne savait ce qui nous attendait là et puis en mer. À Bamako on m’avait dit qu’en Libye il y avait eu des morts, mais je suis parti quand même. Des amis à moi étaient bien passés, ils n’avaient pas été tués. Tout jeune Africain vous le dira : même quand on te tire dessus, on peut toujours te manquer.
À Sebha, j’ai passé une nuit dans une sorte de foyer nigérien où il y avait plein de monde, même des petits enfants. Tout le monde enfermé. Avec d’autres j’étais dans la cour. Et rien de prévu pour manger. Heureusement j’avais acheté des baguettes en arrivant en ville. On m’avait dit qu’il fallait de trois à cinq jours pour Tripoli : vu l’expérience précédente, je voulais avoir quelque chose à mettre sous la dent pendant le voyage. Au réveil, mon sac était vide : des gens affamés s’étaient servis. Au petit matin, pour sortir de la ville nous étions une dizaine dans un pick-up : une rangée couchée sur le côté, et une deuxième sur la première, de sorte à nous cacher aux regards. On nous a fait descendre dans une ferme loin de la ville, on ne l’apercevait même plus. Deux autres pick-up sont venus, avec des gars couchés pareil, et ils sont repartis. Puis deux autres, chacun avec une dizaine de personnes. C’est sur ces deux-là qu’on nous a fait monter. Mais avant, les quatre chauffeurs armés nous ont fait jeter nos sacs sans nous donner d’explication (on ne t’explique jamais, on te commande, tu obéis et c’est tout), et nous voilà partis pour Tripoli, dépouillés de tout (sauf nos documents, ceux qui ne les avaient pas laissés dans les sacs), et disposés de même qu’au Niger, mais dans des pick-up plus petits.
Le premier jour a été le plus dur. Pour rien au monde je ne voudrais en refaire l’expérience. Les chauffeurs étaient encore plus fous qu’au Niger. Debout, balloté dans tous les sens, mes épaules et mes bras cognant sans arrêt contre ceux des gars à mes côtés, je serrais la barre de fer avec la force du désespoir. Sans manger et sans boire, après quelques heures j’étais si exténué que je me sentais défaillir, j’étais tenté de lâcher prise : ainsi ce serait fini ! mieux renoncer et mourir. Je ne sais pas comment j’ai tenu bon. Finalement vers le milieu de l’après-midi on est arrivés à une route goudronnée où deux autres pick-up nous attendaient. On est repartis aussitôt. Personne n’a donné à boire aux bêtes épuisées et assoiffées que nous étions.
C’était la route pour Tripoli. Mais nous l’avons bien vite quittée, on apercevait au loin un barrage de la police. Mais voilà que derrière nous un camion s’est mis à klaxonner pour signaler notre présence et notre tentative de fuite. Un pick-up armé d’une mitrailleuse s’est alors détaché du barrage et a commencé à nous poursuivre sur le sable, les policiers hurlaient de nous arrêter, menaçant de tirer, mais nos deux pick-up fonçaient à toute allure, nous étions morts de peur. Quand les policiers ont réussi à nous couper la route, nous nous attendions au pire. Nos chauffeurs sont descendus et leur ont parlé. L’affaire a été très vite réglée. Je n’ai pas vu s’ils ont reçu de l’argent, mais nous sommes repartis et les policiers aussi.
Au crépuscule, nous sommes descendus dans un village où nous avons pu boire. On nous a apporté des pâtes, de l’huile, de quoi cuire un repas. Nous étions sous une espèce de tente à l’air inhabitée. Plus tard pourtant deux Maliens et deux Sénégalais sont arrivés, c’était leur tente. Ils avaient été abandonnés par leur passeur. Ils l’avaient payé pour aller de Sebha à Tripoli mais, arrivés dans ce village, il s’était barré. Ils étaient là depuis un mois, sans argent et cherchant du travail. Depuis, ils travaillaient en effet : pour un Libyen qui refusait de les payer et les tenait sous la menace de ses armes et de les dénoncer s’ils s’enfuyaient. Le lendemain matin nous sommes partis les laissant sur place, ils n’avaient pas l’argent pour se joindre à nous.
Nous avions de nouveau changé de pick-up et de chauffeurs, et à partir de là ces changements ont été nombreux. Alors qu’on souffrait toujours de la soif et de la faim, cela nous a retardés beaucoup : dix jours en tout entre Sebha et Tripoli, moins de 800 km de route normale, mais nous avons emprunté tous les détours possibles et imaginables. Une partie de la première nuit nous l’avons passée assis sur une bâche sous la pluie, armes braquées sur nous, avant de reprendre la route. Les pick-up avaient une bâche cette fois, mais cet abri n’a pas rendu le trajet moins dur. Obligés de rester assis et tassés dans un espace encore plus restreint, on ne pouvait pas bouger, tout le monde avait très mal aux jambes.
On nous annonce Tripoli !... Et on nous fait descendre dans une espèce de ferme si isolée qu’on ne voyait alentour aucune maison. Mais nous n’étions, nous a-t-on dit, qu’à 80 km de la capitale. Il y avait là beaucoup de monde, entre deux ou trois cents personnes au moins. Sans toilettes, juste de l’eau en bidons pour nous désaltérer. On était tous sous clé dans des espaces extrêmement réduits. Un gardien nous a vendu des biscuits, on a pu grignoter. On attendait là d’aller en taxi chez le passeur en ville. En taxi pour passer inaperçus. À bord on te fait tenir la tête repliée sur tes genoux, et j’ai entendu dire qu’ils mettent des gens même dans les coffres.
À Tripoli, je n’ai pas été comme d’autres dans un foyer. On m’a dit que ces foyers sont des endroits dangereux, surpeuplés. Les Libyens viennent faire du mal aux personnes, les voler, les kidnapper pour les faire travailler gratuitement, les Subsahariens n’ayant pas la possibilité d’aller se plaindre à qui que ce soit. Le passeur m’a mis dans une chambre toute petite où j’étais seul. Puis d’autres sont arrivés, nous étions cinq dans l’attente d’embarquer. Il y avait de l’eau courante, les toilettes, de quoi préparer à manger, mais c’était l’hiver, on tremblait de froid. Au bout de trois jours on nous a amenés ailleurs, et une semaine après dans une villa abandonnée à un jour de route de la ville. Peu après, nous revoilà en chemin : je dis bien en chemin, car nous avons gagné à pied une maison étrange dépourvue tout à fait de portes, on est entrés en passant par les fenêtres. Deux jours après d’autres sont arrivés, nous étions 102 en tout : le convoi qui devait embarquer. Cette maison, j’y ai passé neuf jours. Quand j’y pense, ça me soulève le cœur encore aujourd’hui. Auparavant, je croyais avoir touché le fond du dégoût, mais là, rien que l’odeur, c’était quelque chose d’épouvantable. Les passeurs en partant fermaient les fenêtres de l’extérieur, et il y avait en plus une forte odeur de gaz et de chiottes bouchées, des gens étaient malades et vomissaient. Quand quatre gars ont réussi à s’enfuir, cela a été encore pire, les passeurs ont condamné toutes les fenêtres en les bloquant avec des crochets. J’étais si dégoûté que j’avais perdu tout goût de la vie, tout espoir et toute force morale, je ne voulais plus continuer. Vrai, je ne désirais que rentrer chez moi au Mali, mais comment ? Quand tu es dans les mains des passeurs, tu n’es plus un homme, tu es leur chose. Ils font de toi ce qu’ils veulent. C’étaient mes pensées.
Le jour après la pose des crochets, nous avons dit aux passeurs : ça suffit comme ça, ou bien on embarque ou bien on va tout casser. Ils ont répondu d’accord, on y va demain. Le matin suivant nous voilà débarqués dans une autre villa abandonnée, mais seuls y étaient ceux « en règle », ceux pour qui les passeurs précédents avaient réglé aux passeurs de la mer les sommes convenues. Dix gars étaient restés là-bas.
Cette fois la villa était au bord de la mer. Cette vue (c’était la première fois de ma vie), ça m’a fait vraiment quelque chose. L’infini des eaux et celui du ciel, la lumière différente, l’odeur différente, un autre monde… En voyant cette mer, j’ai senti mon courage revenir.
Puis j’ai vu sur la plage des gens occupés à construire les bateaux pour migrants, notre bateau. En les voyant, en voyant ces frêles embarcations équipées de moteurs hors-bord, tout ce qu’il y a de plus loin de l’idée qu’on peut se faire d’un bateau de passagers, en les comparant à l’immensité de l’étendue d’eau devant moi, j’ai senti mon courage de nouveau s’en aller. Quelle folie !... si j’avais su !... Avant mon départ de Bamako, en parlant avec d’autres aspirants migrants, j’avais appris qu’il y avait eu un naufrage avec beaucoup de morts. Mais j’étais loin de m’imaginer que chaque jour il y a des migrants noyés en Méditerranée. Je ne l’ai su qu’une fois en Italie. Alors j’ai immédiatement compris, car j’ai revu mon bateau.
C’était un zodiac bricolé pour transporter une centaine de personnes, un canot gonflable au fond duquel des planches en bois avaient été rajoutées pour le renforcer. Finalement nous n’étions que 88 (presque tous des Maliens) : une chance pour nous, ces quatre gars qui s’étaient enfuis et ces dix autres restés dans la maison sans fenêtres, la charge était moins lourde. Par la suite j’ai su que des bateaux semblables transportent jusqu’à 140-150 personnes, ce sont ceux qui coulent normalement. Le soir même, vers 22h, on nous a fait embarquer. On nous a fouillés, enlevé toutes nos affaires, nos documents et nos dossiers précieusement conservés pour montrer en Europe nos titres et nos compétences ; de plus, sans portables, impossible de communiquer ; si nous mourions, personne ne saurait ; et rien sur nous, impossible demain d’identifier nos cadavres. Une fois à bord, nous avons appris que nous allions seuls à l’aventure, les passeurs restaient à terre. Ils ont nommé un « capitaine », un jeune Gambien qui s’y connaissait un peu, ils lui ont donné un talkie-walkie pour parler avec eux en cas de besoin (avec l’ordre de le jeter à la mer une fois repérés par les Italiens) et une boussole. Il ne fallait pas s’écarter de la direction de la flèche, le nord, on finirait par être aperçus par la marine italienne, alors nous serions en Europe.
Nous sommes partis, la mer était calme, elle l’est restée toute la nuit. Le lendemain vers 13h un grand navire de guerre accompagné d’un hélicoptère nous a aperçus, on était sauvés. Je suis arrivé en Italie le 20 mars.

Lamine. Dès que mon frère m’a appelé d’Italie, je suis parti moi aussi. Mais sans passer par le Niger. Un ami m’avait téléphoné : surtout pas le Niger, c’est l’enfer ! la route la plus sûre est encore le nord du Mali malgré la guerre. Grâce à cet ami je n’ai pas eu à subir les mêmes épreuves que mon grand frère. Vous voyez combien elle est cruelle cette guerre sans nom menée contre les migrants subsahariens, beaucoup plus dangereuse qu’une guerre ouverte et déclarée.
On était 25 (que des hommes maliens et une minorité d’Ivoiriens) sur un seul pick-up. On avait tous très peur, on allait traverser la zone des rebelles du MNLA. Mais le voyage s’est très bien passé, sauf que l’argent payé au passeur de Bamako ne comprenait pas la somme due aux rebelles pour continuer, 40 dinars chacun. Nous nous sommes arrêtés quelques fois, comme à Tamanrasset en Algérie ; nos routes se séparant, il fallait former de nouveaux convois. Mais le voyage n’est devenu fatigant qu’à la frontière libyenne et après. D’abord pour gagner Ghadamès, les 35 que nous étions, en minibus depuis Tamanrasset, nous avons dû descendre et marcher cinq heures la nuit dans le désert en suivant un guide touareg ; puis le jour suivant, quand de Ghadamès nous sommes partis à quinze pour Tripoli, couchés sur un pick-up et cachés sous une bâche. Toute une journée, ça a été très fatigant. Mais rien de comparable à ce qu’a passé mon frère. Je n’ai souffert ni de la soif ni de la faim, on nous apportait des mets tout préparés, et, cette nuit-là, nous avons dormi dans un champ. Jamais on ne m’a menacé avec des armes. Nous avons mis deux jours, changé deux fois de voiture pour Tripoli, l’entrée s’y est faite aussi au moyen de taxis.
Dès le lendemain nous sommes repartis à huit pour une villa au bord de la mer, à une demie-heure de route. Cette vue immense que je découvrais, c’est impressionnant, la première fois ; mais je n’ai pas été aussi frappé que mon frère, j’étais préparé par tout ce qu’il m’en avait dit au téléphone.
Dans cette villa abandonnée je suis resté un mois. À mon arrivée, dans les trois pièces il y avait une vingtaine de personnes. Puis, jour après jour, d’autres sont venues s’ajouter, au plus fort on était exactement 125. Les pièces étaient grandes, mais l’encombrement était tel qu’on n’arrivait pas à bouger, même le jour ; alors la nuit, dormir, c’était très dur. Couchés sur le côté, les uns contre les autres, tout le monde était coincé et on ne pouvait faire aucun mouvement. Pour te retourner, pas moyen de le faire sans te lever et déranger tes voisins. Rien d’étonnant si pendant ce mois quatre gars sont tombés malades d’une assez forte fièvre. On les a amenés à Tripoli pour les soigner, ils sont revenus guéris dix jours après, le jour du départ.
Au moment d’embarquer on nous a tout enlevé : documents, portables, même nos ceintures. Avec l’agrafe tu peux crever le bateau pneumatique, paraît-il… il faut être fou ! Il ne nous restait que nos vêtements sur nous. J’ai fait deux départs, le premier s’est mal passé. On nous a fait monter à 145 sur le bateau, un zodiac gonflable comme celui de mon frère. Par chance on était encore tout près du rivage. Une centaine de mètres, même pas, et ça a commencé à faire eau. Ça rentrait par le fond, par les planches de bois rajoutées pour porter un si grand nombre de gens. Ceux qui savaient nager se sont jetés à l’eau, notre capitaine (lui aussi un Gambien de 18 ans) a fait demi-tour, une fois au rivage l’eau nous arrivait déjà au bassin, mais ceux qui, comme moi, ne savaient pas nager ont pu débarquer sains et saufs.
Si cela s’était passé en haute mer ?... Nous avons commencé à comprendre combien dangereuse pouvait être cette traversée. Nous avons discuté avec les passeurs, ils ont convenu qu’il fallait moins de personnes sur le bateau. Une semaine après nous étions 110 (trois quarts Maliens, hommes, et aussi trois femmes nigérianes). Avec le même capitaine à la barre on est partis vers 20h, la mer était bonne, le lendemain vers 10h un navire de la marine italienne nous a aperçus.
Pendant tout ce mois en Libye, au bord de cette mer, je n’ai jamais entendu personne parler de tous ces milliers de migrants, morts noyés, et les autres l’ignoraient comme moi. Ce n’est qu’en Italie que j’en ai entendu parler. La première fois ça a été sur le navire même qui nous a recueillis, ils parlaient d’un important naufrage arrivé la veille. Par la suite j’en ai appris beaucoup plus, aussi faut-il que je précise ce que j’ai dit tout à l’heure. Une guerre qui ne dit pas sans nom, une guerre beaucoup plus meurtrière qu’une guerre déclarée, est menée contre la jeunesse africaine. C’est mon avis.

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