[ [ [ Décolonisons nos imaginaires - Yannis Lehuédé

« L’aliénation coloniale se met en place dès que la langue de la conceptualisation, de la pensée, de l’éducation scolaire, du développement intellectuel, se trouve dissociée de la langue des échanges domestiques quotidiens … »(1)

L’organisation sociale humaine a toujours autant été influencée par « le réel » que par la « perception imaginaire du réel ».

« La perception imaginaire du réel » constitue, par le langage et « les œuvres de l’esprit », l’essence de toute organisation sociale humaine.

« Une perception imaginaire » erronée comme « la terre est plate » n’empêche pas une société humaine de fonctionner et d’agir sur le réel.

« Une représentation imaginaire du réel erronée » basée sur de mauvais paradigmes logiques participe tout autant de l’organisation sociale que de ses représentations.

Toute « organisation sociale » se maintient grâce à un « imaginaire partagé » qui la légitime.

« La colonisation » des imaginaires est un outil de domination des peuples plus efficace que la force.

L’écrivain Ngugi wa Thiong’o dans son livre Décoloniser l’esprit démontre comment l’Occident en imposant sa culture et sa langue a réussi à coloniser durablement les civilisations africaines.

« Le découpage de 1885 fut imposé par l’épée et le fusil. Mais le cauchemar de l’épée et du fusil fut suivi de la craie et du tableau noir. A la violence physique du champ de bataille succéda la violence psychologique de la salle de classe.» (1)

Si, par le passé, un des enjeux de la « domination des imaginaires » a été l’imposition de vivre « dans un monde organisé par Dieu ou des Dieux », l’un des enjeux actuels est la soumission de l’humanité à l’économie de la connaissance.

L’économie de la connaissance affecte directement notre capacité à penser le monde. Elle suppose que « la culture » n’est plus un bien commun qui se transmet et se modifie au fil des générations mais « un bien monnayable ».

Cette économie de la connaissance cherche à instaurer « une économie de rente » en séparant ce qui ressort de la fabrication, de la conception. Elle inféode ainsi par des droits d’exploitation toute production de fabrication. L’économie de la connaissance vise donc à privatiser le capital cognitif de l’humanité.

Ce procédé consistant à « mettre sous contrat d’exploitation la connaissance » est en train de transformer l’humanité en serf des multinationales.Des paysans vivent actuellement ce phénomène à travers l’obligation qui leur est faite par les semenciers d’acheter chaque année « des graines infertiles ». Il a fallu déposséder les hommes de ce qui les relie les uns aux autres (c’est-à-dire de ce qui est commun) pour légitimer « la prévalence des droits patrimoniaux » sur « les usages d’échange ». L’économie de la connaissance est ainsi concomitante de l’atomisation sociale et de la transmission des savoirs de pair à pair.

Une novlangue s’est imposée à travers des expressions sémantiques fallacieuses telles que « propriété intellectuelle », « pirater », « licence globale »… fragilisant toute logique d’analyse. La privatisation « de nos imaginaires » devient la règle et l’échange, l’exception. L’instauration « d’un modèle unique mondial » accepté par tous les représentants des peuples de par le monde traduit une colonisation mondiale des imaginaires et peut-être la fin de la démocratie. En effet, une démocratie qui ne sait plus préserver « l’intérêt général » ne peut que féconder des totalitarismes.

Les biens communs cognitifs ne peuvent appartenir ni à une société privée ni à un Etat. Il appartient aux Etats de préserver l’accès aux biens communs cognitifs pour que tout peuple puisse librement y avoir accès.

A l’heure d’une privatisation jamais égalée de tous les savoirs de l’humanité, il est temps d’inventer un autre imaginaire permettant de garantir :

• l’accès aux savoirs pour tous

• la libre transmission et la préservation des savoirs et savoir-faire.

L’accès aux savoirs pour tous ne nécessite aucune compensation financière. Ce serait sinon admettre « la possible monétisation de l’accès au savoir ». L’Education Nationale et les bibliothèques ne doivent en aucun cas avoir à payer pour mettre des œuvres à disposition du public.

La libre transmission des savoirs et savoir-faire et leur préservation impliquent donc l’interdiction immédiate des logiciels propriétaires, des brevets pharmaceutiques et agronomiques…

Tout génome appartient à l’ensemble de l’humanité et aucun séquençage ne peut être privatisé.

Le financement de la recherche et la rémunération des auteurs ne peuvent plus servir d’alibi pour imposer une économie de la connaissance qui ne profite qu’aux multinationales.

Le libre accès aux savoirs et les pratiques de recherche collective induites garantissent la pérennisation des biens communs cognitifs.

« Reprendre l’initiative de sa propre histoire est un long processus, qui implique de se réapproprier tous les moyens par lesquels un peuple se définit. Le choix d’une langue, l’usage que les hommes décident d’en faire, la place qu’ils lui accordent, tout cela est déterminant et conditionne le regard qu’ils portent sur eux-mêmes et sur leur environnement naturel et social, voire l’univers entier. » (1) rappelle l’écrivain Ngugi wa Thiong’o, dans son livre Décoloniser l’esprit.

Reprendre l’initiative de notre histoire, c’est par exemple abroger : l’Accord Général sur le Commerce des Services et les Accords des Droits de Propriété Intellectuelle touchant au Commerce qui sont une des pierres angulaires de la privatisation des biens communs cognitifs.

Reprendre l’initiative, c’est penser le monde à travers le prisme de l’intérêt collectif.

Une société, basée sur le libre partage des savoirs et de la connaissance, invite finalement à construire des imaginaires sociaux en mettant les biens communs au centre des préoccupations.

« Votre science ne vaudra rien, vous verrez

Et vos leçons apprises seront stériles

Si vous ne vouez pas votre intelligence à lutter

Contre tous les ennemis de l’homme » Brecht.

Jérémie Nestel
Libre-accès

(1) Ngugi wa Thiong’o, Décoloniser l’esprit, la fabrique, 10 mars 2011