Dans cet article, Rue89 nous livre une série de témoignages et de vidéos sur la façon dont les flics empêchent les journalistes de faire leur boulot : casse de matériel, confiscation, molestage ou arrestation. Quand la carte ne presse ne les protège plus... Policiers surexcités ou ordres venus d’en haut ? Cet article ne répond pas vraiment à cela. À vous de juger...
Malgré les dénégations des autorités, vidéos et témoignages montrent que la police empêche la presse d’informer le public.
« Il n’y a évidemment pas de consigne », répond officiellement la police nationale quand on l’interroge sur plusieurs cas de journalistes dont le matériel a été matraqué ou confisqué par des CRS, quand les personnes n’ont pas été elles-mêmes violentées ou interpellées. Plusieurs documents et témoignages recueillis par Rue89 montrent pourtant une nervosité assez fréquente pour empêcher ces journalistes de rapporter au public des images des manifestations.
Il y a eu ce cas du mardi 12 octobre au soir, près de la Bastille à Paris : un preneur de son de TF1 et un journaliste de Canal + avaient été frappés et molestés par des CRS. Le second n’était pas en service, mais l’IGS, la police des polices, a tout de même été saisie.
Sur cette photo inédite qu’a obtenue depuis Rue89, on voit le journaliste de Canal+, à terre, brandissant sa carte de presse. Encore plus parlant est le haut de la scène : un caméraman filme, tout en tenant lui aussi sa carte d’identité professionnelle. Malgré cela, le CRS qui lui fait face l’asperge -ou s’apprête à l’asperger- de gaz lacrymogène.
« Un CRS m’a mis un coup de poing, direct »
Toujours dans le quartier de la Bastille, encore le même soir, une manifestante est violemment frappée par un CRS. Elle est étudiante en photographie, et ne possède pas encore de carte de presse.
Mais comme les photojournalistes professionnels, Capucine Granier-Deferre utilise un appareil photo sophistiqué, le genre de matériel que son prix rend généralement inaccessible aux amateurs. Il est en tout cas volumineux, et donc visible par quiconque, y compris un CRS. Elle récolte pourtant un coup de poing qui lui vaudra six jours d’interruption temporaire de travail (ITT) et la conduira à déposer plainte à l’IGS :
« Avec d’autres photographes, on s’est retrouvés pris dans une souricière dans cette rue. Une ligne de policiers s’est mise devant nous. Un CRS a frappé un manifestant, j’ai mis mon bras pour me protéger, et là il m’a mis un coup de poing direct. » (Voir la vidéo tournée par le journaliste William Amsellem)
« Je dis : “Je suis journaliste, je suis photographe.” »
Cinq jours plus tard, encore à la Bastille, les photoreporters Philip Poupin et Corentin Fohlen font un reportage pour Paris Match. Ils suivent une bande d’une trentaine de jeunes très excités, dont celui qui casse la vitrine d’une banque.
Les casseurs pénètrent dans l’opéra Bastille. Les deux journalistes veulent en faire autant, mais des CRS les en empêchent. « Là, on se dit que ce n’est pas la peine d’entrer », relate Philip Poupin. Mais les CRS sont agressifs :
« Je dis : “Je suis journaliste, je suis photographe.” Je mets mes bras en l’air, et je prends un coup de matraque sur le front et un autre sur le coude. »
Son médecin lui délivrera quatre jours d’ITT. En attendant, un autre photographe (un free-lance travaillant pour Le Parisien) reçoit un coup de matraque sur son appareil photo. « Tu sais combien ça coûte ce matériel ? », crie-t-il au CRS. Il sera ensuite bousculé et perdra une optique d’une valeur de 200 euros.
Les trois photojournalistes se retrouvent bloqués devant l’opéra par un cordon de CRS. Ils protestent, disent que la police n’a pas le droit de les empêcher de travailler. Au bout d’une dizaine de minutes, un gradé intervient et les « libère ».
« T’as une carte de presse ? […] Ta gueule ! »
Si ces soirées à la Bastille furent particulièrement riches en attaques de policiers contre des professionnels récoltant des images pour l’information du public, ce cas ne semble pas exceptionnel.
Le 1er octobre, un caméraman travaillant pour le site Actusoins.com couvre une manifestation d’infirmiers. Il n’a pas de carte de presse, et l’on entend le policier lui poser la question avant de l’interpeller de manière très musclée.
Deux caméras tournent la même scène selon deux points de vue différents : celle de LCI (à 1’15’’) montre l’interpellation particulièrement violente du caméraman. (Voir la vidéo)
Et ses images à lui, pour Actusoins, qui enregistrent très bien les propos tenus par les CRS.
— « T’as une carte de presse ? […] »
— « J’travaille pour Actusoins ! Vous avez pas le droit de faire ça ! »
— « Ta gueule ! » (Voir la vidéo, à 0’49)
« On s’en fout de la presse, allez hop ! Taisez-vous ! »
Les policiers parisiens seraient-ils donc particulièrement excités ? Non, c’est le cas en province aussi. Le dimanche 17 octobre, le journaliste David Reid, un citoyen britannique qui travaille comme correspondant free-lance pour la BBC et l’agence de presse Reuters dans la région lyonnaise, veut couvrir un blocus de routiers au péage de Villefranche-sur-Saône.
Cette fois, les propos des policiers sont beaucoup plus clairs, même si les images sont moins spectaculaires. L’un d’eux lui arrache d’emblée sa caméra des mains, avec des mots qu’on entend très nettement puisque le policier ne stoppe pas l’enregistrement :
— « Non, vous filmez pas Monsieur. C’est terminé. Le droit à l’image, non. C’est terminé. Pour l’instant, vous ne filmez pas, sinon c’est : au poste ! »
— « Donnez-moi ma caméra. »
— « Non, ici c’est la police, vous vous taisez. Vous dégagez d’ici, allez hop hop hop ! […] On s’en fout de la presse, allez hop ! Taisez-vous ! […] »
Jusqu’ici, Reuters n’avait pas diffusé ces images, que voici. (Voir la vidéo)
David Reid a été très choqué par le comportement de ces policiers, au point de contacter Reporters sans frontières :
« J’ai travaillé en Amérique centrale, en Afrique, en Inde, jamais un policier ne m’a arraché ma caméra des mains. »
« En manifestation, on peut être filmé de partout »
Face au mutisme des autorités, qui ont répondu par le traditionnel renvoi de patate chaude d’un service à l’autre (préfecture de police de Paris, direction générale de la police nationale, cabinet du ministre de l’Intérieur), Rue89 a contacté le commissaire en retraite Jean-François Herdhuin, qui décryptait pour nous cette semaine les techniques de maintien de l’ordre en manifestations.
Il ne s’exprime donc qu’en son nom propre :
« Il est très clair qu’il n’y a pas de consigne pour empêcher la presse de travailler lors des manifestations. Quand on est dans une manifestation, on peut être filmé de partout, y compris par des téléphones portables. Dans ce contexte, je ne vois pas l’intérêt qu’il y aurait aujourd’hui à museler les journalistes.
Dans le contexte parfois tendu d’une manifestation, les policiers peuvent avoir des gestes d’énervement, des rebuffades qui sont regrettables, mais ne sont pas délibérées. Pour éviter ce genre de choses, j’avais proposé qu’il y ait de multiples caméras, mais ce n’est pas encore le cas. »
Pour lui, la réaction des policiers présents à Villefranche, qui invoquent le « droit à l’image » pour empêcher un journaliste de les filmer, est clairement « une erreur » :
« Dès lors qu’ils sont sur la voie publique, les policiers sont dans l’exercice de leurs fonctions et ne peuvent donc pas invoquer le droit à l’image ou au respect de la vie privée.
En revanche, il faut se mettre à la place du policier qui rentre chez lui et qu’on interpelle dans son immeuble car on l’a vu au 20 heures. »
Dans la police, il y aurait des consignes écrites et formelles pour interdire aux policiers d’empêcher les journalistes de faire leur travail d’information du public.
Les faits montrent qu’elles ne sont pas respectées.
► Rectifié le 22/10/2010 à 22h39 : l’épisode de l’opéra Bastille s’est déroulé le 16 octobre, et non le 12 comme les épisodes précédents dans le même quartier.
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