[ [ [ La légalisation du cannabis, c’est maintenant ! - Yannis Lehuédé

« Au-delà des postures mécaniques et des anathèmes moralisateurs, le sujet mérite un débat public : la légalisation du cannabis doit désormais être envisagée en France. » C’est Le Monde qui le dit, en éditorial, accompagnant la présentation, en une, d’une étude de Terra nova, le think tank du Parti socialiste, qui détaille les modalités éventuelles d’une telle légalisation.

Tremblement de terre dans la République. Au même moment la ministre de la santé, Marisol Touraine, monte en ligne pour demander que la justice se prononce pour l’interdiction du CBD, un composant non psychoactif du cannabis, le cannabidiol, qui s’extrait en excluant le THC, lui psychoactif, CBD dont l’usage est réputé pour ses effets thérapeutiques.

Au même moment un rapport parlementaire, dans les tuyaux depuis les lointains temps du sarkozysme, suggère d’instaurer un régime de contraventions pour les fumeurs interpellés par la police, et aujourd’hui quasiment toujours relâchés aussitôt sans d’autre sanction que la confiscation de leur "matos". Une telle loi se présente comme une "dépénalisation" de l’usage, puisqu’il relèverait désormais de l’ordre d’une simple sanction administrative, comme un PV de stationnement. Soulignons ici combien il s’agirait de l’inverse d’une dépénalisation, mais bien au contraire d’une pénalisation massive de délits aujourd’hui très rarement sanctionnés. On a l’expérience du montant exorbitant que le législateur peut être tenté d’appliquer à de telles infractions, comme on l’a vu avec la loi Corcuega, en Espagne, dont les amendes extrêmement chères s’appliquent à des pauvres ou, pire, à des mineurs, et sont devenues une véritable catastrophe sociale. Bien loin de démobiliser l’activité policière, un système d’amendes à prélever sur une infraction si massive, est une violente incitation des forces de l’ordre à faire du chiffre. On peut facilement imaginer que des catégories de population aujourd’hui relativement épargnées risqueraient fort d’être à leur tour visées. Quant aux jeunes qui traînent dans les rues, principale cible de la répression, il est à craindre qu’ils prennent une telle mesure, particulièrement virulente pour les pauvres, de plein fouet. Or, cette solution calamiteuse est bien à l’ordre du jour, consensuellement admise dans des rangs UMP-PS, et sur le point d’être acceptée par des réformateurs qui voient là une "dépénalisation" dont il y aurait moyen de tirer avantage pour une légalisation de l’autoproduction ou pour une extension des libertés thérapeutiques...

C’est ainsi, à l’heure où les termes du débat politiques semblent si mal engagés, que tombe, comme le tonnerre de Zeus, le rapport du think tank patronné par Michel Rocard, et l’éditorial du Monde, ce journal s’engageant comme il ne le fait jamais, certes à la suite d’autres, tels Libération ou le New York Times, mais non moins significativement.

Comment interpréter une telle révolution ? Le temps n’est pas lointain où Le Monde titrait sur le cannabis "herbe à nigauds"… Et le PS d’aujourd’hui, président et premier ministre en tête, ne se sont jamais distingués par autre chose que leur conservatisme en la matière. Les déclarations quasi comiques de Marisol Touraine manifestent aussi bien sa méconnaissance du dossier que l’esprit strictement réactionnaire de son approche, particulièrement en décalage avec les tendances dominantes de l’époque.

Car l’événement principal est bien là : cette année 2014 aura vu le cannabis légalisé aussi bien en Uruguay qu’au Colorado ou dans l’Etat de Washington. Les reportages pleuvent sur le succès rencontré par cette expérience au Colorado, où l’on a, sans attendre, mis en place un système de distribution qui fonctionne. Ceci n’aura fait que porter à la lumière le fait que ce sont aujourd’hui une bonne moitié des Etats américains qui ont adopté des lois en faveur du cannabis thérapeutique ou de la décriminalisation de l’usage. Auxquels s’ajoute nombre de pays sur terre où des législations plus libérales apparaissent, un peu partout, comme des champignons après la pluie pourrait-on dire.

On surveille de près la légalisation en cours en Jamaïque, où les perspectives semblent aussi prometteuses qu’au Maroc, et le débat est intéressant dans le district de Columbia, soit la ville de Washington, la capitale fédérale, où une législation libérale a été adoptée par référendum à une très large majorité, mais où le statut de cet Etat à part veut que ce soit le Congrès qui avalise une telle réforme…

Quelles que soient les péripéties à venir d’un tel débat, on voit bien le caractère inéluctable de la réforme tant elle s’impose facilement partout où elle est proposée, et tant la démocratisation de la consommation, massive, partout sur terre, véritable phénomène de société caractérisant l’époque, aura fini par miner la prohibition qui bénéficiait jusque là d’une si large adhésion.

On soupçonne que le double événement de la publication d’un tel rapport et de sa présentation avec l’aval du Monde n’aura pas échappé à l’attention des services du premier ministre. On murmure que les cabinets comme l’assemblée bruissent d’intentions réformistes. On imagine même là une campagne gouvernementale annonçant une très prochaine réforme...

Le modèle proposé ? Un monopole d’Etat dont il n’est pas précisé comment il fonctionnerait. La formule sonne bien, bénéficie d’innombrables précédents, de la régie de l’opium indochinois à la Seita en passant par la régie du kif marocain, qui ont laissé d’excellents souvenirs à l’administration dont les caisses recevaient avec plaisir le renflouement que procuraient à l’Etat ces monopoles.

Il n’en reste pas moins que le raisonnement exposé par les auteurs de ce rapport ne semble pas, au premier abord, extrêmement rigoureux. L’estimation du prix de vente du cannabis en France comme particulièrement bas aux environs de 6 euros est une fantaisie qui ne pourra que faire sourire les parisiens qui payent plus près de 10 euros et ne pourra sembler réaliste qu’aux heureux frontaliers de l’Espagne et des arrivages marocains. Les fines projections qui prétendent estimer un "coût psychologique" de la prohibition avec précision, à 2 euros 40, seront à prendre aussi avec distance, surtout quand nos rapporteurs évoquent le fait que l’augmentation de la répression n’empêche aucunement l’augmentation de la consommation, ainsi qu’on le constate en France où le nombre d’interpellations croît sans ralentir la croissance du nombre de consommateurs.

Si la méthodologie et les conclusions de ce rapport sont à prendre avec des pincettes, il n’en reste pas moins que celui-ci a non seulement la vertu d’ouvrir le débat comme jamais, mais d’indiquer l’éventualité d’une intention réformatrice de la part de l’actuel gouvernement.

Qu’en est-il réellement ? La rédaction de Paris s’éveille n’ayant pas les honneurs des messes basses gouvernementales, nous en sommes réduits aux conjectures. L’évidence qu’on est à l’âge d’une réforme planétaire ne peut faire aucun doute pour tout analyste sérieux. La question de l’opportunité pour un gouvernement de se saisir d’un tel dossier est posée à tous, au moins depuis l’initiative uruguayenne de Jose Mujica. On ne peut exclure que la tentation d’y recourir s’empare du gouvernement actuel de François Hollande, alors qu’il est enfoncé à la fois dans une crise économique à rallonge et dans un crise de discrédit politique quasiment sans précédent.

Comment remonter la côte de popularité gouvernementale pour se donner une chance d’affronter le prochain scrutin présidentiel victorieusement ? Le seul acte positif de l’actuelle législature, l’institution du mariage pour tous, aura suscité une telle levée de la frange réactionnaire que le gouvernement sait ne plus pouvoir compter sur celle-ci aux prochaines élections. Il est comme mécaniquement obligé à se déporter sur sa gauche pour faire le plein des voix réformatrices. Ceci pourrait l’entraîner à réviser sa politique anti-immigration, ainsi que François Hollande en aura fait mine lors d’un récent discours au Musée de l’immigration. Mais le débat sur cette question est extrêmement dur, et il sait ne pas pouvoir trop s’engager dans cette voie sans apporter du vent aux voiles de la droite comme de l’extrême droite.

La réforme du cannabis peut être envisagée sous son aspect conflictuel, très semblablement à celle du mariage homosexuel, mais apporte le même avantage de ringardiser l’opposition, manifestement à l’envers des tendances de l’époque, s’affichant simplement réactionnaire, sans rien à promettre d’autre qu’une perception rétrograde des réalités sociales. Dans le même mouvement, la gauche, elle, trouve là une possibilité d’apparaître résolument moderne, conformément à l’injonction de Rimbaud – le même Rimbaud qui lui aura soufflé de "changer la vie", le programme adopté par le Parti socialiste au sortir de la tourmente soixante-huitarde, depuis une quarantaine d’années maintenant.

Une réforme, oui, et une réforme maintenant ! Car il y a une courte "fenêtre de tir", ce premier semestre 2015, où une réforme pourrait être votée et mise en place aussitôt, laissant le temps de deux récoltes avant les élections de 2017... Le temps de prouver le succès éclatant d’une telle réforme, surtout si elle bien faite.

On en vient là au cœur du débat : réformer, oui, mais comment ? Le modèle proposé par Terra nova, très semblable aux conclusions de la commission animée par le député socialiste, ancien ministre de l’Intérieur, Daniel Vaillant, comme par celle de la sénatrice écologiste Esther Benbassa, les deux s’inspirant d’un livre de Francis Caballero publié aux éditions l’Esprit frappeur en 2012 sous le titre Legalize it ! dans lequel une excellente critique de l’état actuel de la législation était suivi d’un ensemble de propositions visant la constitution d’un monopole d’Etat du cannabis.

L’éditeur aura publié alors ce manifeste, résultat de plus de vingt ans de réflexion de l’avocat, professeur de droit, Francis Caballero – fondateur dès la fin des années 80 du regroupement qui prendra le nom de Mouvement pour une légalisation contrôlée (MLC) –, considérant que la moindre des choses était de lui donner voix au chapitre. Cela ne signifiait pas pour autant une adhésion aux solutions proposées, très finement étudiées pour satisfaire des parlementaires sous-informés, mais pas particulièrement pertinentes pour autant.

Depuis plus de vingt ans, les réformateurs réfléchissent à des modèles de sortie de la prohibition. Dès 1998, le CIRC (Collectif d’information et de recherche cannabique) proposait le modèle du "cannabistrot", coffee-shop à la française, mettant en avant le principe de commerces associatifs, dans le courant de l’économie sociale et solidaire.

Aux élections européennes de 2009, Cannabis sans frontières (CSF) présentait en Île de France un programme en douze points qui prétendait examiner plus complètement les différents aspects d’une telle réforme. On a vu depuis la réflexion s’enrichir d’apports significatifs d’un groupe récemment apparu, Chanvre et liberté.

En résumé, toute réforme gagnerait à se nourrir des conclusions de plus de vingt ans de réflexion des groupes politiques représentant les usagers, et devrait comporter les points suivants :

1/suspension de la loi Marilou, dont l’application entraîne une véritable catastrophe sociale, particulièrement sensible dans les régions isolées et partout où la voiture est un véhicule indispensable, où le retrait quasi automatique du permis de conduire en cas d’infraction est simplement dramatique, l’infraction s’étendant au-delà de la conduite sous l’emprise de la substance, au simple fait de constater la présence de THC dans le sang au-delà d’une quantité très minimale dont on sait qu’elle subsiste dans l’organisme des semaines après consommation, très au-delà de l’effet du produit.

Mise en place d’une commission chargée d’une étude approfondie des effets de cette loi depuis son installation, et d’examiner les dispositifs en place dans d’autres pays, ainsi que les études publiées à ce jour dans la littérature scientifique internationale. Cette commission pourra au besoin faire procéder à des études complémentaires pour rendre ses conclusions dans un délai d’un an.

2/Cannabis thérapeutique : création d’un institut de recherche chargé de recueillir l’état des connaissances et de stimuler des recherches sur cette médecine traditionnelle dont on sait aujourd’hui combien c’est une voie prometteuse pour la pharmacopée. Cet organisme serait chargé également d’informer médecins et patients, et de former des spécialistes se destinant à la recherche ou à la pharmacie, comme de subventionner des recherches pour tirer tous les avantages de cette révolution pharmaceutique potentielle.

Permettre l’autoproduction pour les patients comme la production organisée associativement en clubs de cannabis thérapeutiques dont l’objet serait de diffuser l’information en même temps que d’aider les malades à disposer de leurs remèdes.

3/Libéraliser l’autoproduction dans une limite raisonnable d’une dizaine de plantes. Permettre également l’existence de cannabis social clubs dans lesquels les consommateurs s’associent pour assurer leur consommation.

4/Instituer, pour une période expérimentale de dix ans, une restriction pour les activités de distribution comme de transformation du cannabis et de ses dérivés, ainsi que pour les diverses activités de recherche ou de formation, qui devraient obligatoirement s’exercer dans les ZUP (zones urbaines prioritaires) afin de permettre à celle-ci de bénéficier au mieux des retombées économiques positives qu’on peut attendre d’une telle réforme.

La possibilité de dérogations est à prévoir pour des cannabistrots dans des lieux trop éloignés géographiquement de ZUP ou autre zone défavorisée bénéficiant des dispositions de cet article.

L’ensemble des activités de distribution et de transformation du cannabis et de ses dérivés seraient sous le régime d’entreprises à but non lucratif intégrant dans leurs statuts l’objectif de création d’emplois à mesure des capacités de l’association.

5/Les surfaces de culture de cannabis seraient limitées à un acre (4057m2), éventuellement sous serre ou en extérieur.

6/Des centrales d’achat organisées sous forme de coopératives producteurs et de distributeurs permettront le contrôle de la qualité et la traçabilité des produits en même temps que la mise à disposition d’informations sur leur nature et leurs qualités respectives. Elles achèteront aux producteurs mettant à disposition des distributeurs leurs productions.

7/Un observatoire chargé d’examiner les effets d’une telle réforme serait mis en place en même temps que celle-ci, afin de surveiller tout effet indésirable pouvant survenir et de faire des propositions pour y remédier ou pour améliorer les dispositions d’une telle loi.

L’ensemble de ce projet de loi s’inscrirait dans un esprit d’économie sociale et solidaire afin de tirer le maximum de bénéfices sociaux d’une telle réforme. Ainsi les estimations de Terra nova peuvent sembler modestes quand elles prévoient la création de 13 000 emplois en projetant à l’échelle française le nombre d’employés de coffee shops aux Pays-Bas, alors même que le chiffre de 13 000 est déjà atteint, après à peine un an de légalisation, dans le seul Etat du Colorado.

Il faut ambitionner, comme au Colorado ou bien mieux, un véritable boom économique dont on serait bien audacieux de proposer une estimation tant celui-ci dépend d’une infinité de paramètres dont les détails du texte envisagé ne sont pas le moindre.

Un des objectifs principaux de la loi étant de pacifier les zones urbaines sensibles, où la crise économique fait des ravages et où le trafic est devenu un problème de sécurité important, le moyen adopté consisterait à canaliser les bénéfices de cette réforme de façon à maximaliser la création d’emplois dans ces quartiers déshérités, facilitant la transition d’une économie parallèle à une économie légale.

La limite des surfaces de culture vise, elle, à un saupoudrement des bénéfices de la manne cannabique sur le plus grand nombre d’exploitations agricoles, interdisant la constitution de grandes extensions de monocultures.

Dans le même esprit de restriction, la loi pourrait prévoir l’interdiction des marques et la publicité, tout en permettant aux centrales d’achats d’informer sur le producteur, garantissant de ce fait une sorte d’appellation contrôlée, à l’image de ce qui est en place pour la production vinicole.

Des dispositions sont aussi à envisager permettant l’importation légale de cannabis dans le cadre d’accords bilatéraux pris avec des pays ayant eux-mêmes procédé à une légalisation. Une commission émanant de l’Observatoire institué ici devrait veiller à encadrer ces importations de manière à ce qu’elles s’organisent dans un contexte de commerce équitable, privilégiant l’intérêt des producteurs, conformément aux objectifs d’économie sociale et solidaire revendiqués dans cette loi.

Par ailleurs, il faudrait probablement prévoir dans le même mouvement la distribution contrôlée d’héroïne et d’autres drogues posant des problèmes à leurs consommateurs, ceci afin simultanément de combattre le marché de ces drogues et d’écarter le risque d’un report du marché clandestin du cannabis ainsi légalisé vers d’autres drogues.

L’ensemble de ces dispositions verraient leurs conséquences observées attentivement par l’Observatoire institué à cet effet, et seraient susceptibles d’être révisées et affinées à mesure de ces observations.

L’actuel gouvernement aurait toutes les chances, s’il respectait une telle marche à suivre, non seulement d’engranger un joli succès de politique intérieure mais de prendre la tête du mouvement de réforme qui s’annonce planétairement.

Espérons qu’on ne rêve pas trop ici, et que cette lucarne sur un avenir moins sombre puisse s’ouvrir enfin en France. Il n’est pas interdit de faire le contraire de ce qu’on a pu faire depuis tant d’années. Et même un parti comme le Parti socialiste qui se singularise trop souvent par la force des courants réactionnaires en son sein, pourrait aussi bien prendre conscience de ses intérêts stratégiques qui pourraient bien coïncider avec ceux de la société française.

Ainsi, doit-on ambitionner, maintenant, la légalisation du cannabis en France !

Michel Sitbon

le rapport de Terra nova

20 décembre 2014

Terra Nova roule pour la légalisation

DÉCRYPTAGE. Constatant l’échec des politiques réprimant l’usage du cannabis, le think tank de gauche propose d’en autoriser la vente.

Torpillé, le gouvernement ? Alors qu’il refuse tout débat sur le cannabis, deux scuds venant de ses troupes ou affiliés rendent sa position difficilement tenable. Fin novembre, une députée PS prônait une légalisation contrôlée (lire ci-contre). Vendredi, le groupe de réflexion Terra Nova, proche du PS, allait dans le même sens avec un rapport, dévoilé par le Monde, intitulé « Cannabis : réguler le marché pour
sortir de l’impasse
 ». Il y met en pièces la politique actuelle, « l’une des pires qui se
puisse imaginer
 », et construit des scénarios pour en sortir, notamment une légalisation avec monopole d’Etat qui pourrait avoir un impact budgétaire positif de 1,8 milliard d’euros.

Scénarios critiquables, mais qui ont le mérite de parler de la réalité.

Le credo de ces économistes – Pierre Kopp (Panthéon-Sorbonne) et Christian Ben Lakhdar (université Lille-II), associés à Romain Perez (Terra Nova) ? « Mieux accompagner et contrôler la consommation de cannabis, en sortant ce marché de
la clandestinité – permettant ainsi une maîtrise du nombre de consommateurs par les prix.
 » Et déployer « une véritable stratégie sanitaire », aspect « particulièrement critique pour les plus jeunes qui sont aujourd’hui les véritables victimes de l’absence de régulation du marché ».

Que propose Terra Nova ?

Les auteurs imaginent trois hypothèses. D’abord une simple dépénalisation de l’usage. Ce système, en vigueur au Portugal ou aux Pays-Bas, permet de réduire fortement le coût de la répression. Mais avec un effet pervers : une augmentation de consommation, qu’ils estiment à 16% du trafic et 12% du nombre d’usagers.

Deuxième voie : la légalisation « dans un cadre concurrentiel ». Il y aurait une baisse des prix à la vente et augmentation de consommation. Recettes fiscales estimées : 1,7 milliard.

Troisième voie, celle qu’ils privilégient : légalisation de la vente dans un monopole public.

C’est le système que l’Uruguay devrait mettre en place en 2015. Mais, à la différence de Montevideo, les auteurs suggèrent d’augmenter les prix, pour contrôler la consommation. Ce système générerait 1,3 milliard d’euros de recettes fiscales annuelles. Avec un prix de vente augmenté de 40%, l’impact budgétaire, si on inclut la réduction des dépenses publiques liées à la répression, atteindrait 1,8 milliard d’euros, 2,1 milliards d’euros en cas de prix de vente inchangé. Ce scénario permettrait de créer 13 000 emplois pour le simple commerce (auxquels il faut ajouter les jobs dans la production).

Ces estimations sont à prendre avec des pincettes. Dans le système proposé par la députée PS Anne-Yvonne Le Dain, elles étaient beaucoup plus faibles : 120 millions d’euros par an de recettes fiscales. Pour le reste, les systèmes se recoupent : dans la proposition Le Dain, l’Etat peut, à travers une régie ou par l’octroi de licences, « encadrer la production en veillant à la qualité et à la teneur en THC [l’un des principes actifs, ndlr] du cannabis ainsi que la distribution, en limitant les quantités vendues grâce à un traçage individuel des consommations » et en interdisant la vente aux mineurs, pour lequel un suivi mesurerait l’impact sur la consommation, sachant que « les mesures de dépénalisation partielle adoptées par certains pays européens, parfois depuis longtemps (Portugal, Pays-Bas), ne mettent pas en évidence une hausse significative de la consommation ».

Les inconvénients de la légalisation

Si, comme Terra Nova le suggère, le prix imposé est plus élevé que sur le marché noir, celui-ci subsistera. Les auteurs suggèrent donc de légaliser à un prix proche du marché noir, pour l’assécher, puis d’augmenter progressivement.

Mais rappelons que même aux Pays-Bas, où un marché officiel est toléré, environ la moitié des transactions se fait au marché noir. Et qu’autoriser la vente ne provoque pas forcément un rush : depuis quarante ans, tout adulte aux Pays-Bas peut acheter sa barrette au coffee-shop, il y a pourtant en proportion moins de consommateurs qu’en France. Cela dit, Terra Nova pense que ce système peut fonctionner, en combinant prévention accrue et hausse des prix, comme il a marché pour réduire le tabagisme.

Pourquoi le statu quo est intenable ?

Terra Nova n’a aucun doute : « La politique de répression est en échec en France », notamment « au regard de l’ampleur du trafic de cannabis, de la forte prévalence de son usage et du développement d’organisations criminelles liées à l’exploitation de ce produit ». Signe de l’échec ?

568 millions d’euros sont chaque année consacrés à la répression, dont 300 millions rien que pour les interpellations. Or la prohibition n’atteint pas son but : la part d’usagers en France est une des plus élevées d’Europe. 40% des ados de 17 ans ont testé le cannabis. La prévalence y atteint 8,4% chez les 15-64 ans, contre 4,5% en Allemagne, 7% aux Pays-Bas, 2,7% au Portugal, deux pays beaucoup plus tolérants.

Et cela même si, chaque année, le nombre de personnes interpellées en France augmente : plus de 150 000 en 2013, chiffre important mais qui n’a guère d’impact sur les 2,6 à 4 millions de consommateurs (selon les estimations). Du coup, rappelle Terra Nova, nombre de pays ont renoncé au « tout répressif », d’autres « ont même commencé à mettre sur pied de véritables filières du cannabis » comme certains Etats américains. En France ? Rien. Elle fait partie des cinq derniers pays de l’Union européenne qui considèrent l’usage comme une infraction pénale.

Que fait le gouvernement ?

Fin novembre, après le rapport du comité d’évaluation et de contrôle des politiques
publiques dénonçant une « réponse pénale illisible et disparate », Marisol Touraine, ministre de la Santé, avait commenté sur BFM : « Je ne suis pas favorable à ce qu’on mette ce débat sur la table aujourd’hui. Maintenons le droit tel qu’il est. Il ne me semble pas judicieux, comme message à envoyer, de dire qu’au fond le cannabis, ce n’est
pas si grave que cela. » Si la droite avait une once de malice, elle déposerait une proposition de loi pour sanctionner l’usage d’une simple contravention. Le gouvernement serait alors bien embêté.

Pourquoi Terra Nova veut légaliser le cannabis

19 DÉCEMBRE 2014

Plusieurs Etats américains ont mis en place une légalisation contrôlée du cannabis, jugée plus efficace que la guerre à la drogue.

DÉCRYPTAGE. Le think tank prône de créer une filière sous monopole public pour assécher le marché noir, mieux contrôler la consommation. Et rapporter 2 milliards d’euros à l’Etat.

C’est au tour de Terra Nova de mettre les pieds dans le pot : sur le cannabis, « la politique de répression est en échec en France », écrit le think tank dans un rapport révélé ce vendredi par Le Monde. Dès son titre, la note qui décrit plusieurs scénarios de légalisation donne l’ambiance : « Cannabis : réguler le marché pour sortir de l’impasse. » Cette impasse dans laquelle le gouvernement s’est fourvoyé depuis 2012, en refusant tout débat sur la question.

« Plusieurs Etats ont récemment évolué dans leurs pratiques : la "guerre à la drogue", coûteuse et inefficace, y a laissé place à des approches fondées sur la tolérance au cannabis, voire dans certains cas, à la légalisation », rappellent les auteurs, des économistes qui maîtrisent leur sujet – Pierre Kopp (Panthéon-Sorbonne) et Christian Ben Lakhdar (Université Lille 2), associés à Romain Perez (Terra Nova).

Et ils se montrent sévères pour la France : « Au regard de l’ampleur du trafic de cannabis dans notre pays, de la forte prévalence de son usage et du développement d’organisations criminelles liées à l’exploitation de ce produit, la situation actuelle dans l’Hexagone est certainement l’une des pires qui se puisse imaginer », estiment-ils.

Signe de l’échec ? 568 millions d’euros sont chaque année consacrés à la lutte contre le cannabis, dont 300 millions rien que pour les interpellations, « qui ne vont ni à d’autres missions utiles, ni aux politiques de prévention et d’accompagnement pour les usagers dépendants ».

Or la prohibition n’atteint pas son but : la part d’usagers en France est une des plus élevées d’Europe. La prévalence y atteint 8,4% chez les 15-64 ans, contre 4,5% en Allemagne, 7% aux Pays-Bas, 2,7% au Portugal, deux pays beaucoup plus tolérants.

Et cela même si chaque année le nombre de personnes interpellées en France augmente : plus de 150 000 en 2013, chiffre important mais qui n’a guère d’impact comparé à la masse des 2,6 à 4 millions de consommateurs (selon les estimations). 40% des ados de 17 ans ont testé le cannabis, ce qui démontre l’échec d’une politique de prévention plutôt absente.

Du coup, écrivent les auteurs, « nombre de gouvernements de l’OCDE ont décidé de renoncer au tout répressif », généralement en minimisant les poursuites pour la consommation et la détention de petites quantités (c’est la dépénalisation).

D’autres « ont même commencé à mettre sur pied de véritables filières du cannabis » et les Etats-Unis sont à cet égard les plus surprenants : « Alors que l’État fédéral menait depuis des décennies une guerre ouverte au cannabis, quelque vingt Etats ont légalisé la consommation de cannabis en facilitant à des degrés variés son usage thérapeutique. Deux Etats (le Colorado et l’Etat de Washington) ont franchi une étape supplémentaire en autorisant son usage récréatif, c’est-à-dire hors de toute justification médicale. »

Pour la France, les auteurs imaginent trois hypothèses.

La dépénalisation de l’usage

Ce système en vigueur au Portugal, en Espagne ou aux Pays-Bas permet de réduire fortement le coût de la répression. Mais il aurait selon les auteurs un effet pervers : une augmentation de consommation, qu’ils estiment à 16% du trafic et 12% du nombre d’usagers.

La légalisation dans un cadre concurrentiel

Il y aurait là, selon les auteurs, baisse des prix et augmentation de consommation. Recettes fiscales estimées : 1,7 milliard.

La légalisation de la vente dans un monopole public

C’est le système que l’Uruguay devrait mettre en place en 2015. Les auteurs suggèrent une approche différente : augmenter les prix, ce qui permettrait selon eux de ne pas accroître la consommation, et générerait 1,3 milliard d’euros de recettes fiscales annuelles pour l’Etat.

Avec un prix de vente augmenté de 40%, l’impact budgétaire, si on y inclut la réduction des dépenses publiques liées à la répression, atteindrait au moins 1,8 milliard d’euros et 2,1 milliards d’euros en cas de prix de vente inchangé.

Ce scénario permettrait de créer 13 000 emplois pour le simple commerce (auxquels il faut ajouter les emplois dans la production). Mais il comporte des inconvénients.

Le principal ? Si le prix du cannabis dans les magasins d’Etat est trop élevé, un marché noir important subsistera, par le simple fait qu’il négociera le produit moins cher. Les magasins d’Etat seront dès lors en partie boudés.

Pour contourner ce problème, les auteurs suggèrent de légaliser d’abord à un prix proche du marché noir, pour l’assécher, puis à l’augmenter progressivement. Mais rappelons que même aux Pays-Bas, où un marché officiel est toléré depuis quarante ans, environ la moitié des transactions se font encore au marché noir, selon diverses estimations. Cela dit, les auteurs pensent que ce système peut fonctionner, en combinant prévention accrue et hausse des prix, comme il a marché pour réduire le tabagisme.

Au final, ils suggèrent de « mieux accompagner et contrôler la consommation de cannabis, en sortant ce marché de la clandestinité – permettant ainsi une maîtrise du nombre de consommateurs par les prix. Et déployer une véritable stratégie sanitaire pour prévenir les comportements à risques tout en accompagnant les populations les plus exposées ». Ajoutant : « Cet aspect est particulièrement critique pour les plus jeunes qui sont aujourd’hui les véritables victimes de l’absence de régulation du marché du cannabis. »

Michel Henry

La gauche pétard mouillé

PAR MATTHIEU ÉCOIFFIER

Un si long et coupable silence sur un interdit toujours aussi bête et méchant. Le 18 juin 1976, Libération publiait « l’Appel du 18 joint » pour la dépénalisation du cannabis. « Cigarettes, pastis, aspirine, café, gros rouge, calmants font partie de notre vie quotidienne. En revanche, un simple "joint" de cannabis peut vous conduire en prison ou chez un psychiatre », dénonçait ce manifeste signé, entre autres, par Gilles Deleuze, Isabelle Huppert, Bernard Kouchner ou Philippe Val. La gauche pétard soixante-huitarde ? Trente-huit ans après rien ne s’est passé. La loi de 1970 réprime toujours l’usage simple du cannabis, alors que l’inefficacité de cette politique en termes de santé et de sécurité est plus que démontrée : les adolescents français sont les champions européens de la fumette, le trafic alimente une économie souterraine qui empoisonne les cités. Le rapport que publie le think tank réformiste Terra Nova démontre combien une régulation par les prix serait plus efficace.

Mais François Hollande, Manuel Valls et la ministre de la Santé, Marisol Touraine, restent dans le déni. A cheval sur l’interdit, tétanisés de prêter le flanc aux accusations de laxisme. Un grand débat pragmatique sur la question est pourtant urgent et l’idéologie n’est pas du côté des usagers de l’herbe rieuse.

20 décembre 2014

« Et pourquoi pas vendre de la cocaïne ? »

INTERVIEW. Contre la légalisation. Le député UMP Laurent Marcangeli constate que la législation est inadéquate

Ayant exercé quatre ans comme avocat, Laurent Marcangeli (UMP) a rencontré des usagers de cannabis et développé « un regard contrasté sur l’arsenal judiciaire » qu’il faut, à ses yeux, modifier. Avec la députée PS Anne-Yvonne Le Dain (lire ci-dessus), il a rédigé un rapport parlementaire, « L’augmentation de l’usage de substances illicites : que fait-on ? », publié le 20 novembre. Le député de Corse-du-Sud est contre le projet de légalisation du cannabis que prône sa collègue à titre individuel. Mais il suggère de changer la loi qui prévoit un an de prison pour usage, et de le sanctionner par une simple contravention.

Pourquoi changer la loi ?

La loi de 1970 sur les drogues a un champ d’application extrêmement large, couvrant l’usage, la détention, le transport, la cession, la vente. La peine est la même si vous fumez un joint ou transportez de l’héroïne. Evidemment, les deux ne sont pas traités de la même manière. Mais la réponse pénale a tendance à engorger les tribunaux et les commissariats, et elle ne débouche souvent sur aucune condamnation. Dans le même temps, il y a une augmentation des interpellations, malgré cette loi très restrictive.

Que faire ?

Il me paraît nécessaire de distinguer l’usage de cannabis du reste de l’arsenal répressif, en raison du nombre de consommateurs et d’interpellations, et de la dangerosité du produit. C’est une drogue, mais on ne peut pas la comparer avec la cocaïne. Il faut proposer la contraventionnalisation, pour un premier usage j’insiste, avec non-inscription au casier. C’est une trace qui reste, une punition comme quand on ne met pas sa ceinture de sécurité, et cela permet un désengorgement de l’appareil judiciaire. C’est une réponse plus réaliste.

Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur, l’avait déjà suggérée en 2003.

Cette proposition ne risque pas de provoquer un gros tollé. C’est une adaptation à la société partagée par tous les courants. Mais j’ai été surpris par la réaction de la ministre [Marisol Touraine, ndlr], extrêmement rétive à cette orientation. Elle dit qu’il faut insister sur le concept d’interdit. Mais je fais remarquer ceci : quand une contravention est infligée, c’est pour ne pas avoir respecté un interdit !

Quelles sont les réactions dans votre famille politique ?

Un consensus se dégage. Aucune personne ne s’est manifestée de manière négative. Certes, il y aura toujours des gens contre. Et l’opposition la plus frontale, c’est bien celle de la ministre. Il faut désormais essayer d’avoir une réflexion commune. J’attends de voir ce que fait le gouvernement. Mme Touraine a donné un signal négatif, j’espère une évolution. Il faut affronter ces problèmes avec sérénité et sortir des débats hystérisés.

Allez-vous déposer une proposition de loi ?

Je m’en réserve le droit. Mais elle a peu de chances de passer. Ce serait un petit coup de com, BFM et i-Télé viendraient me voir : ce n’est pas ça, l’intérêt. Avant de dégainer, il faut trouver une attitude non clivante et efficace pour faire bouger les lignes.

Pourquoi refusez-vous le marché régulé ?

Il y a une notion importante : la dangerosité du produit. Il faut d’ailleurs relancer une campagne de prévention d’ampleur, car les chiffres sont assez inquiétants, notamment chez les plus jeunes. Il serait antinomique de dire qu’il faut améliorer la prévention et introduire un marché régulé pour une substance qui constitue un problème de santé publique, même si on sait que cette drogue n’est pas la plus nocive. Cela serait un mauvais signal. Il ne faut pas lever l’interdit.

Mais le tabac et l’alcool sont en vente libre.

C’est le fruit de notre histoire et peut-être une erreur : plusieurs dizaines de milliers de personnes en meurent chaque année. Est-ce une bonne idée d’ouvrir un autre marché ? Puisque l’Etat autorise alcool et tabac, il faudrait organiser un commerce du cannabis ? Et pourquoi pas de cocaïne ? On peut aller très loin. C’est absurde.

Mais interdit et niveau de consommation ne sont pas liés.

C’est vrai que l’être humain a une propension à se détourner de l’interdit ; cela fait partie de sa nature. Mais, concernant le cannabis, l’interdit doit demeurer, de manière proportionnée.

20 décembre 2014

« Il faut que l’Etat devienne producteur »

INTERVIEW. Pour la légalisation. La députée PS
Anne-Yvonne Le Dain pense que la société est mûre

Anne-Yvonne Le Dain n’était pas à l’origine une spécialiste des « substances illicites ». Mais, en bonne scientifique, la députée PS de l’Hérault s’est basée sur les faits – l’échec de la prohibition – pour suggérer, dans un rapport parlementaire publié fin novembre, une solution : créer un marché régulé du cannabis sous contrôle de l’Etat. Proposition qui heurte la vulgate officielle du gouvernement qu’elle soutient.

Pourquoi cette proposition ?

Quatre millions de personnes ont consommé au moins une fois dans l’année ; 37% des 15-18 ans ont expérimenté, 32% des 15-64 ans. C’est colossal ! Un tiers de la population ! Il y a des dealers de shit quasiment à 50 mètres des collèges et des lycées. Parfois, vous arrivez à une soirée, il y a une personne qui sort sa barrette. C’est un truc de base ! Des gens cultivent dans leur placard, ils ont acheté une petite serre, deux lampes à ultra-violet, et ils cultivent leurs plants. Il y a même de l’amélioration variétale – je suis agronome : vous pouvez choisir votre shit comme votre maïs ou votre pomme de terre. Voilà la situation – et l’incapacité qu’on a à la traiter.

Pourtant, la police ne reste pas les bras ballants...

On est passé de 2 000 personnes appréhendées par an en 1970 à 160 000 [pour usage]. Il y a un problème, quand même ! C’est une course à l’infini qu’il faut arrêter. Mille quatre cents des interpellés vont faire de la prison. Mais, selon les parquets, la perception de la consommation personnelle [en dessous de laquelle il n’y a pas de poursuite si c’est une première interpellation, ndlr] va de 20 à 50 grammes. Selon que vous êtes pris à tel endroit, les peines sont plus ou moins lourdes. Il y a une disparité colossale de traitement.

Quel intérêt à faire un marché régulé ?

Cela change la donne. Cela va assécher le système pendant un certain nombre d’années. Il faut que l’Etat devienne producteur. De toute façon, l’humanité a toujours essayé de se droguer. Elle a inventé l’alcool, utilisé tous les champignons possibles, c’est vieux comme le monde. Il faut arrêter de rendre les gens coupables. Je vous dis
ça alors que je suis contre l’utilisation des drogues et du cannabis ! Quand je suis entré dans la chambre de mon fils où flottait une délicieuse odeur de shit, je ne lui ai pas dit : « Bravo, t’as trouvé un joli bonbon ! » Mais l’interdit, ça ne marche pas.

Pourtant, les opposants affirment que si vous légalisez, vous donnez un signal favorable…

Interdisons l’alcool alors ! C’est ridicule, comme raisonnement. Je suis scientifique, et je
dis : ça ne marche pas. Au minimum, faisons une contravention pénale, 450 euros une barrette de shit. Mais je pense qu’il faut aller plus loin, jusqu’à la vente - pas la vente libre. Pour une consommation à domicile. Là, on me répond : « Oui, mais les pauvres enfants dont les parents fument » Mais c’est déjà le cas !

La prévention est-elle faite correctement ?

Non ! La manière dont c’est abordé à l’école, cela vaut un 3 sur 20. Cela dépend s’il y a un chef d’établissement qui a envie de le faire, si un recteur est motivé. Dans le projet
d’établissement, c’est obligatoire mais, sur la manière dont c’est décliné, on n’a aucune donnée.

Il y a vraiment une faiblesse institutionnelle, et un effondrement des politiques publiques. Les services font ce qu’ils peuvent avec ce qu’ils ont. Cela ne s’appelle pas une politique.

Marisol Touraine, la ministre de la Santé, dit qu’il faut garder l’interdit

Je comprends l’interdit. Mais cela fait quarante ans qu’on l’applique, et la prohibition ne marche pas. Je ne partage pas son opinion mais je ne suis qu’une députée. Je mets des faits sur la table.

Que va devenir votre rapport ?

Il a été plutôt pas mal reçu, mais Marisol Touraine n’est pas d’accord, et je ne suis pas
certaine que le Premier ministre et le Président le soient. Cela fait partie de mon travail
d’essayer de les convaincre. Daniel Vaillant avait fait un rapport en disant des choses
similaires. Il y a dans la société une prise de conscience. La barrière morale s’est abaissée. Le « non » est devenu « non mais ça existe ». La société française est mûre socialement et mature psychologiquement.

Mais alors pourquoi n’arrive-t-on pas à convaincre le personnel politique qu’il y a un
débat à mener ?

C’est un sujet difficile et compliqué. Je ne comprends pas moi-même. L’aspect qui m’a le plus interloquée, c’est l’omertà : tout le monde sait, personne n’en parle. On aboutit à une tétanisation du sujet. Il y a une intériorisation de la société par le politique qui se dit : « Il ne faut pas la bousculer, ça ne marchera pas. »

Les élus manquent-ils d’information ?

Non. Mais chaque être humain, y compris les politiques, a une psychologie, des interdits, des réticences, voire des addictionsŠ J’ai mis un peu
les pieds dans le plat.

http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2014/12/19/cannabis-pourquoi-la-repression-n-est-sans-doute-plus-la-solution_4543241_4355770.html

Cannabis : pourquoi la répression n’est sans doute plus la solution

Le Monde.fr | 19.12.2014

Faut-il continuer à pénaliser l’usage de cannabis en France ? La question se repose à la lumière de l’étude de Terra Nova que publie Le Monde. Dans de nombreux pays, la tendance est plutôt à tolérer un phénomène que la répression ne semble pas endiguer. Mais en France, paradoxalement l’un des pays européens où l’on consomme le plus de cannabis, la législation, à l’image des états d’esprit, peine à évoluer sur la question.

1. La France, l’une des championnes d’Europe de consommation de cannabis

Les études tendent à montrer qu’il n’y a qu’un faible lien entre répression de l’usage d’une drogue et niveau de consommation. Et la réalité française l’illustre : notre pays, dont la législation pénalise depuis cinquante ans la consommation de cannabis au même niveau qu’une autre drogue, est l’un de ceux où cette substance est la plus consommée en Europe.

Après l’Espagne, la France est l’un des pays d’Europe où l’on consomme le plus fréquemment du cannabis : 8,44 % de la population en consomme occasionnellement, plus qu’en Allemagne (4,5 %) ou qu’en Belgique (5,1 %). La part de la population ayant consommé du cannabis sous une forme ou une autre est de 32,12 %, et monte à 45,1 % pour les 15-34 ans, selon le dernier rapport de l’Observatoire européen des drogues et de la toxicomanie. Paradoxalement, les Pays-Bas, qui ont légalisé la consommation de cannabis, n’ont pas un niveau d’usage très élevé.

On estime qu’un à deux millions de Français consomment du cannabis de façon occasionnelle, et un demi-million de manière quotidienne. C’est la première substance illicite consommée par les adolescents : plus de 40 % ont déjà fumé un joint à l’âge de 17 ans.

2. Une politique essentiellement répressive

Face à une pratique relativement massive, la politique française reste résolument répressive.

La loi ne distingue pas le cannabis des autres produits stupéfiants. Loi qui, d’ailleurs, n’a pas connu d’évolution majeure depuis cinquante ans.

La loi du 31 décembre 1970 sur la lutte contre la toxicomanie, qui estime que l’usager de stupéfiants est à la fois un malade et un délinquant, condamne la production, la vente ou la cession de produits stupéfiants, mais réprime également la simple consommation (jusqu’à un an de prison et 3 800 euros d’amende). Le trafic est puni jusqu’à dix ans de prison, la production jusqu’à vingt ans. La loi du 17 janvier 1986 punit d’un à cinq ans de prison le fait de vendre ou de donner à autrui des stupéfiants pour sa consommation personnelle.

En pratique, la consommation n’est que rarement punie de prison ferme. La loi prévoit des dispositions alternatives, par exemple des stages de sensibilisation, mais aussi le paiement d’une amende, ou l’exécution de travaux d’intérêt général.

En 2010, selon un rapport sénatorial, 38 000 consommateurs ont ainsi effectué un stage de sensibilisation. En 2013, 137 741 interpellations en France étaient liées au cannabis, plus qu’en Allemagne.

Depuis plus d’une décennie, la question d’un aménagement de la loi se pose, sans qu’aucun gouvernement n’ait réussi à avancer en la matière. De fait, selon les calculs de Christian Ben Lakhdar, économiste spécialiste de la question, la dépense publique pour un usager de cannabis était de 951,81 euros pour la répression et les frais de justice en 2007, contre 81,09 euros pour la prévention et la santé. Soit un coût global estimé par Terra Nova à 568 millions d’euros.

Cannabis : comment Etats-Unis et Europe ont évolué

Le Monde.fr | 19.12.2014

Tandis que la France peine à modifier sa position en matière de cannabis, plusieurs pays ont vu leur législation en la matière évoluer ces dernières années. A commencer par les Etats-Unis, où on compte désormais deux Etats où l’usage récréatif et le commerce du cannabis sont légaux, mais aussi une douzaine où sa consommation est décriminalisée ou autorisée pour usage médical.

Les Etats-Unis changent de position sur le cannabis

Deux Etats l’ont légalisé, une dizaine l’a décriminalisé ou l’autorise pour usage médical.

En Europe aussi, les législations évoluent.

Ainsi, outre le cas bien connu des Pays-Bas - où on peut en toute légalité acheter du cannabis dans un coffee shop -, en Allemagne, en Belgique, en Espagne ou au Portugal, l’usage du cannabis ou la détention de petite quantité n’est désormais plus punie.

En Europe, l’usage de cannabis reste majoritairement interdit
Si plusieurs pays ont modifié leur législation et tolèrent peu ou prou le simple usage, voire la détention de petite quantité, une majorité de pays continue de pénaliser le cannabis.

40 MILLIONS $

Aux Etats-Unis, le Colorado, qui a légalisé la vente et la production de cannabis, évoquait en janvier 2,5 millions d’euros de bénéfices pour l’Etat en un mois. A la fin de l’année, les gains pour l’Etat devraient dépasser les 40 millions de dollars (32 millions d’euros).

En France, selon l’étude de Terra Nova, la légalisation du cannabis pourrait rapporter, selon les modalités, jusqu’à 1,7 milliard d’euros à l’Etat.

[Théo Nevoyer 20/12/2014 - 02h14
Nous voyons bien que depuis les années 70 aucune
vrai politique n’a été efficace. Il faut donc
dans un premier ouvrir le débat pour trouver une
alternative à la situation actuelle qui est un
non - sens à tout les niveaux.

Théo Nevoyer 20/12/2014 - 02h12
Vous n’avez pas du tout compris le propos. Ce
n’est pas qu’une question d’argent. Premièrement
les gens aurait accès à des produits de qualités
donc un problème sanitaire en mois. Deuxièment
nous sommes le 2ème pays d’Europe en terme de
consommations de cannabis (relatif au pourcentage
sur le nombre d’habitants du pays) et nous avons
parmi les plus strictes lois concernant la
consommation, la production ou la vente de ce
produit.

Libertalia 19/12/2014 - 11h43
Il faut dépénaliser la culture chez soi. Ainsi on
couperait l’herbe sous le pied des dealeurs et on
s’assurerai une bonne qualité de produit. Pour
des raisons écologiques et de place il faudrait
légaliser les cannabis social club afin de
pouvoir faire de grosse récoltes en extérieur à
repartager entre les membres pour éviter les
grosses consommations d’électricité inutile.

Antoine M 19/12/2014 - 11h16
La dangerosité du cannabis a été maintes fois
prouvée par les scientifiques. Doit-on sacrifier
des population pour faire gagner 2M¤ à l’état ?

d.c. 19/12/2014 - 20h00
Rien ne prouve que l’Etat gagnerait quelque
chose. Les dealers, vendant également d’autres
produits, n’auront aucune difficulté à baisser
leurs prix. Penser vendre le cannabis 40% plus
cher que le prix du "marché" est une plaisanterie
et l’Etat ne sera jamais en mesure de les
concurrencer. Et il faut avoir vécu dans des
régions productrices de cannabis pour constater les ravages sanitaires y compris chez les adultes. Et prétendre que la police fera des économies de fonctionnement, fumisterie...]

Depuis un an, le Colorado réglemente la marijuana comme l’alcool et s’en félicite

LE MONDE | 19.12.2014

Les scénarios catastrophe ne se sont pas réalisés. Un an après la légalisation des ventes de marijuana à usage récréatif dans le Colorado, le bilan de la mise en place est jugé largement positif. « On nous disait : les ados vont se ruer sur le cannabis, les adultes vont se défoncer et ne plus aller travailler. Rien de tout cela ne s’est concrétisé », se félicite l’avocat Brian Vicente, l’un des rédacteurs de l’amendement 64
par lequel 55 % des électeurs du Colorado ont autorisé, en novembre 2012, la production et la vente de marijuana aux adultes de plus de 21 ans.

Alors qu’en France le think tank Terra Nova a publié le 18 décembre une étude favorable à la légalisation du cannabis, le Colorado se sait aux avant-postes du combat pour la fin de la prohibition, et à ce titre très surveillé. Le procédé a été très encadre et le pari est pour l’instant réussi. Aucun nuage de cannabis ne flotte sur la ville. La criminalité a baissé de 10 % selon le FBI. Le nombre d’accidents de la route aussi. Il est interdit de fumer dans les lieux publics, y compris les parcs et cafés. Les achats sont limités : une once (28,34 g) par personne pour les résidents du Colorado, 7 g pour les visiteurs. Chaque plant est recensé dans un fichier central informatisé, chaque mouvement consigné, chaque employé enregistré et badgé. « On avait dix ans d’expérience avec la marijuana médicale », explique l’avocat.

Le « modèle du Colorado », selon l’expression de la Brookings Institution, ne vise pas à décourager la consommation, mais à la réguler et à la taxer (40 millions de dollars du produit des taxes est destiné aux écoles). « Nous sommes guidés par trois principes : éviter que la marijuana ne tombe entre les mains des enfants, des criminels et des autres Etats », explique Barbara Brohl, la directrice de l’administration fiscale de l’Etat. Le nombre de consommateurs n’est pas le souci principal des pouvoirs publics. Le seul mandat qui leur a été donné par les électeurs est de « réglementer la marijuana comme l’alcool ».

L’Etat n’en produit pas lui-même, mais délivre les autorisations de vente et d’exploitation, et fixe le nombre de pieds cultivables, ce qui lui permet d’exercer un contrôle sur la quantité mise sur le marché. Il ne se mêle pas non plus des prix : « Est-ce que l’Etat en France fixe le prix du vin ? », s’interroge Ean Seeb, de Denver Relief, l’un des plus anciens dispensaires de Denver.

La consommation de cannabis a-t-elle augmenté ?

Les partisans de la légalisation affirment que le nombre d’utilisateurs n’a pas varié de façon significative (ils étaient déjà 9 % d’adultes) et que les « nouveaux » consommateurs sont des anciens fumeurs qui ne craignent plus de s’afficher. Quoi qu’il en soit, les recettes ont doublé en un an. Jusqu’à la fin 2013, le chiffre d’affaires de la marijuana était cantonné aux quelque 111 000 patients de la marijuana médicale. Fin 2014, il s’élèvera à 700 millions de dollars, selon une estimation provisoire, soit deux fois plus. « Il est clair que le nombre de consommateurs a augmenté », tranche Andy Williams, le fondateur de Medicine Man, un dispensaire qui a réalisé 9 millions de chiffre d’affaires cette année (contre 4,5 millions en 2013).

13 000 emplois dans les serres et les magasins

Autre bénéfice économique : l’emploi. Plus de 13 000 personnes travaillent dans les serres et les magasins. A quoi s’ajoutent les emplois induits. Le Colorado connaît un boom dans la profession d’électricien - les plantes requièrent des éclairages tropicaux. Contrairement aux prédictions catastrophistes, le tourisme a augmenté. Dans les stations de montagne, 90 % des clients des pot shops sont des visiteurs.

« Apportez votre forfait de ski et vous bénéficierez d’un prix spécial : une once pour 25 dollars », promettent les publicités.

Restent deux points noirs. Les autorités ont été prises de court par l’engouement pour les « comestibles », ces cookies, brownies, bonbons et boissons aux dosages de cannabis mal compris par les consommateurs. Plusieurs incidents – et l’arrivée d’enfants aux urgences après avoir ingéré des nounours (gummy bears) à la marijuana – ont obligé l’Etat à durcir la réglementation sur l’étiquetage et les dosages. Les autorités ont pompé dans les revenus de la marijuana pour financer une campagne d’éducation. Comme l’a dit le coordonnateur de la légalisation pour l’Etat, Andrew Freedman, « toute l’industrie a été mise en place pour des gens qui fumaient souvent. Elle doit apprendre à éduquer les nouveaux venus sur le marché ».

De plus, l’Oklahoma et le Nebraska ont porté plainte, jeudi 18 décembre, devant la Cour
suprême, accusant le Colorado d’avoir ouvert « une faille dangereuse dans le système de contrôle fédéral des drogues ». Pour Mason Tvert, du groupe prolégalisation Marijuana Policy Project, « ces types sont du mauvais côté de l’histoire. On se souviendra d’eux comme de ceux qui voulaient maintenir l’interdiction de l’alcool après la fin de la Prohibition ».

 ?
 ? Corine Lesnes (Denver, envoyée spéciale)
Correspondante du Monde aux Etats-Unis basée à San Francisco

Un juge 19/12/2014 - 15h56
Ayant constaté dans mon métier, les conséquences catastrophiques des trafics clandestins qui encouragent la consommation, entraînent des "overdoses" dues à des produits coupés de toxiques, financent des mafias voire des États voyous et corrompus, je suis depuis longtemps favorable à une légalisation non seulement de la consommation mais également d’une offre régulée et contrôlée. Et ce, parce que je suis convaincu que c’est le seul moyen de contenir l’usage des stupéfiants.

LUCAS LECONTE 19/12/2014 - 14h34
Depuis rien n’a changé à part la montée de la criminalisation du trafic dans les quartiers
défavorisés. Une fois le cannabis dépénalisé, la priorité sera de palier à l’énorme chute de revenus dans ces mêmes quartiers.

LUCAS LECONTE 19/12/2014 - 14h30
Il en va de la légalisation du cannabis comme de la régularisation des sans-papiers. Des mesures de bon sens que la gauche aurait dû prendre depuis bien longtemps. Le rapport de Terra Nova vient s’ajouter à tous ceux qui, depuis des années, démontrent l’inefficacité de la politique répressive des pouvoirs publics. Déjà dans les années 80, nous pouvions nous procurer du cannabis à l’âge de 14 ans, vendu tout simplement dans la cour du lycée, le lycée Montaigne en l’occurrence...

Cannabis : pour la légalisation

LE MONDE | 19.12.2014

(Editorial du Monde.)

Faut-il dépénaliser la consommation de cannabis, voire la légaliser ?

Deux rapports très solides viennent de reposer la question : celui du Comité d’évaluation et de contrôle des politiques publiques, consacré à la lutte contre l’usage de substances illicites, déposé à l’Assemblée nationale le 20 novembre, et une étude réalisée par le think tank Terra Nova, dont nous publions aujourd’hui les conclusions.

Ce débat a le don de tétaniser les responsables politiques : quiconque s’avise de remarquer que la prohibition en vigueur n’a pas empêché la banalisation de la consommation de cannabis en France est immédiatement voué aux gémonies et accusé de grave irresponsabilité, notamment à l’égard de la jeunesse. Le dernier à en avoir fait l’expérience, à ses dépens, est l’ancien ministre de l’éducation nationale, Vincent Peillon, en 2012.

La question est pourtant tout sauf anecdotique. La France est, en effet, l’un des pays développés qui disposent de la législation la plus sévère contre le trafic et l’usage de stupéfiants.

Depuis la loi de 1970, la consommation de cannabis est un délit pénal, passible d’une peine d’un an d’emprisonnement et de 3 750 euros d’amende. Cette politique répressive est justifiée par des impératifs de santé publique : la consommation précoce et, plus encore, régulière de cannabis est dangereuse, tout particulièrement pour les jeunes ; selon toutes les études scientifiques récentes, elle provoque un ralentissement du développement intellectuel et accentue les risques de troubles psychiques.

Une politique inefficace

Pourtant, malgré son arsenal législatif, la France est (avec le Danemark) le pays européen où l’usage du cannabis est le plus répandu. Un Français sur trois en a fait l’expérience – un collégien sur dix et deux lycéens sur cinq –, tandis que 550 000 personnes en consomment quotidiennement. Bref, la politique répressive en vigueur est inefficace. En outre, elle est coûteuse, car elle mobilise une part significative de l’activité de la police (interpellations et gardes à vue) et de la justice, pour une dépense publique évaluée à 500 millions d’euros par an. Enfin, la prohibition a favorisé le développement d’un marché clandestin de type mafieux.

Comment sortir de l’impasse ? Plusieurs pays qui, comme la France, avaient déclaré la « guerre à la drogue » ont assoupli leur législation, ou y réfléchissent. Soit en dépénalisant la consommation et la détention de petites quantités de cannabis (Pays-Bas, Espagne, Portugal, République tchèque, une vingtaine d’Etats des Etats-Unis), soit même en organisant, et en contrôlant, de véritables filières de production et de distribution de cannabis (dans l’Etat de Washington ou au Colorado, par exemple). La Commission mondiale sur les drogues de l’ONU elle-même travaille sur le sujet et a souligné l’intérêt d’une légalisation contrôlée.

De fait, si la dépénalisation permet une répression mieux calibrée et plus applicable, elle présente le risque d’encourager la consommation et n’élimine pas le marché noir. En revanche, à l’instar de ce qui existe pour le tabac, une légalisation contrôlée par la puissance publique pourrait permettre de contrôler les prix – donc une bonne part de la consommation –, de mettre en place une vraie politique de prévention, d’assécher l’essentiel du marché clandestin, enfin, par effet ricochet, de générer des recettes fiscales. Au-delà des postures mécaniques et des anathèmes moralisateurs, le sujet mérite un débat public : la légalisation du cannabis doit désormais être envisagée en France.

Les bénéfices objectifs de la légalisation du cannabis

LE MONDE | 19.12.2014

« La nécessité de l’interdit » du cannabis avait été mise en avant par le candidat Hollande en 2012. Circulez, il n’y a rien à voir : les législations évoluent ici ou là, mais en France la question de la stratégie à adopter n’est pas posée. Elle mérite pourtant de l’être : une étude de Terra Nova, think tank connu pour ses positions libérales sur les sujets de société, dont Le Monde publie les conclusions en exclusivité, relève qu’un cadre moins répressif pourrait avoir un résultat plus satisfaisant pour limiter la consommation d’un produit devenu courant, mais dont la consommation précoce est dangereuse. Et qui pourrait rapporter près de 2 milliards d’euros par an à l’Etat.

Intitulée « Cannabis : réguler le marché pour sortir de l’impasse », la note signée par deux économistes connus pour leur travail sur la drogue, Christian Ben Lakhdar (Université Lille 2) et le professeur Pierre Kopp (Panthéon-Sorbonne), ainsi que par Romain Perez, responsable du pôle économie et finances de Terra Nova, elle mesure l’impact d’une modification de législation sur les quantités vendues, les finances publiques, le marché noir – et surtout le nombre d’usagers. Une première, qui permet d’y voir plus clair alors que la peur d’une éventuelle hausse de la consommation bloque toute réflexion. L’étude montre en outre que jouer sur les prix peut être plus efficace qu’interpeller et poursuivre.

« La politique de répression est en échec en France », relèvent les trois économistes : malgré l’arsenal répressif, la prévalence (part des individus ayant consommé du cannabis dans l’année), 8,4 % chez les 15-64 ans, est l’une des plus élevées d’Europe. 550 000 Français fument quotidiennement des joints. Surtout, cette politique coûte cher. Elle capte une part considérable des ressources allouées au maintien de l’ordre public et à la justice. Au total, 568 millions d’euros sont consacrés chaque année au cannabis, les seules interpellations comptant pour 300 millions. S’y ajoute le coût social indirect : la déstabilisation de quartiers par le trafic, la consommation de produits frelatés. Le système n’atteignant pas ses objectifs, les auteurs ont étudié trois alternatives susceptibles d’obtenir de meilleurs résultats.

Scénario 1 : dépénalisation de l’usage

Ce scénario consiste à supprimer les sanctions en cas de détention de cannabis à des fins personnelles, comme au Portugal ou en Espagne. Un tel scénario permettrait de réduire de 55 % le coût (policier, judiciaire et carcéral) de la répression, soit une économie de 311 millions par an, mais pas d’enregistrer de nouvelles recettes fiscales. En outre, elle ne permettrait pas de contrôler le prix, déterminant essentiel de la demande, et n’offrirait donc pas d’outil pour influer sur la consommation. Le prix resterait inchangé puisque les vendeurs supporteraient le même risque. La hausse du trafic serait de 16 %. Il y aurait 6 000 consommateurs quotidiens de plus (12 %), et 309 000 consommateurs occasionnels supplémentaires.

Scénario 2 : légalisation de la production, de la vente et de l’usage dans le cadre d’un monopole public

Le cannabis deviendrait un bien marchand comme le tabac. C’est la voie choisie par l’Uruguay : cette option permet à l’Etat de jouer sur le prix pour garantir une relative stabilité de la consommation. Ce qui peut être le cas avec une majoration de 40 % du prix actuel, 6 euros le gramme, à 8,40 euros - l’idée est d’intégrer dans le prix de vente sur le marché légal l’équivalent monétaire des risques (interpellationsŠ) encourus actuellement sur le marché noir.

A 8,40 euros le gramme, avec une taxation au même niveau que le tabac (80 %), cela permettrait d’enregistrer des « recettes fiscales significatives » (1,3 milliard par an) et une réduction drastique des dépenses publiques de 523 millions (- 92 %) grâce à la disparition des frais de justice et de police, ainsi que d’éviter des dépenses de santé supplémentaires. L’impact budgétaire total serait de 1,8 milliard d’euros.A prix inchangé, le nombre d’usagers quotidiens augmenterait de plus de 47 %, à 812 000, et les recettes s’élèveraient à 1,6 milliard, car le marché noir disparaîtrait. L’impact global serait de 2,1 milliards.

Scénario 3 : légalisation dans un cadre concurrentiel

Cette fois, le prix serait défini par le jeu du marché, et devrait baisser. C’est l’option retenue au Colorado. C’est de loin la plus avantageuse financièrement, mais elle comporte un inconvénient majeur : une forte augmentation de la prévalence, du fait de la baisse du prix. Les auteurs estiment que la hausse de volume serait alors de près de 270 tonnes par an, soit un quasi-doublement, et celle du nombre d’usagers quotidiens de 71 % (+ 393 000). Il avoisinerait alors le million.

Vu l’essor du nombre de consommateurs, malgré la baisse du prix, l’impact pour les finances publiques serait encore plus fort : 1,7 milliard d’euros. La réduction des dépenses publiques serait moindre (- 86 %), car celles de santé augmenteraient. Le gain total s’élèverait à 2,2 milliards d’euros.

L’enjeu étant sanitaire, et non financier, les économistes estiment que le scénario n° 2 « présente les meilleures garanties en termes de contrôle de la prévalence et de protection des populations les plus vulnérables ». Ils y voient bien des avantages : libération d’une part importante des ressources de la police et de la justice au bénéfice d’autres missions, réduction des niveaux d’interpellation, impact budgétaire positif, possibilité d’allouer des fonds plus conséquents aux politiques de prévention et de réduction des risques, notamment auprès des jeunes.

En outre, sur la base de ce qui existe aux Pays-Bas (un coffee-shop pour 29 000 habitants), les auteurs estiment que 13 000 emplois seraient créés, hors ceux liés à la production. Reste cependant la question du devenir du marché noir alors que quelque 100 000 individus tirent un revenu du cannabis. Estimant qu’il pourrait subsister, ils proposent d’agir en deux temps pour le marginaliser : légaliser à un tarif proche de l’actuel, puis l’augmenter peu à peu.

Les chercheurs rappellent que c’est cette approche, fondée sur la prévention et une majoration des prix, qui a permis de réduire le tabagisme. « Le problème, c’est qu’en France le cannabis n’est pas cher. Le système clandestin le rend très bon marché, parce que c’est duty-free », décrypte Romain Perez. Le déterminant du niveau de consommation est le prix, insiste-t-il, ce qui explique que la prévalence est plus élevée en France qu’aux Pays-Bas, où la vente est pourtant autorisée.

L’impact de la levée de l’interdit sur les non-consommateurs n’est, lui, pas abordé. Quel serait-il ? Selon M. Ben Lakhdar, on peut imaginer un équilibre entre ceux qui ne fumaient pas de cannabis du fait de l’interdiction et voudraient essayer, et celles qui en consomment pour braver l’interdit et n’en fumeraient plus. Il ajoute que chacun peut déjà aujourd’hui se procurer aisément du cannabis n’importe où en France.

Quel écho aura ce travail inédit ? Le chercheur ne s’attend pas à une attaque en règle de ses pairs. « Il y a un consensus chez les économistes, en tout cas sur les problèmes que pose la prohibition », explique-t-il, rappelant qu’un récent rapport de la London School of Economics, signé par cinq prix Nobel d’économie, appelait à mettre un terme à la « guerre à la drogue ». Il jugeait utile de rediriger les fonds vers des politiques ayant fait la preuve de leur efficacité et validées par une analyse rigoureuse. « La contradiction pourrait plutôt venir des médecins, qui logiquement abordent la question en termes de problématiques individuelles, et non de coût social ». A Terra Nova, on se défend de vouloir faire la promotion du cannabis, et si les questions politiques et morales ne sont volontairement pas abordées par l’étude, elles ne sont pas niées.

« Notre boulot, c’est de repérer ce qui ne fonctionne pas, affirme Thierry Pech, son directeur. Ce n’est pas parce que le politique n’est pas en situation de se saisir de cette question que la société civile n’a pas intérêt à y réfléchir. »

Il y a trois ans, l’ex-ministre de l’intérieur Daniel Vaillant publiait un rapport en faveur de la légalisation, appelant à « sortir de l’hypocrisie ». Il y a bientôt un an, la sénatrice EELV Esther Benbassa déposait une proposition de loi en ce sens, qui devrait être examinée début 2015. Il y a un mois, dans un rapport du Comité d’évaluation et de contrôle des politiques publiques, deux députés (une PS et un UMP) proposaient de transformer le délit d’usage en une contravention. Désormais, pour alimenter le débat, les évaluations sont sur la table.

Laetitia Clavreul
Journaliste au Monde

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