[ [ [ Alep livrée par Hollande à Assad - Yannis Lehuédé

Il y a quinze jours, le 20 juin, Bernard-Henri Lévy appelait, dans son bloc notes du Point, à "sauver Alep". "Il reste très peu de temps pour sanctuariser" cette ville, concluait-il. Un peu tard. Alep est détruit. Le souk d’Alep est détruit. Et le minaret de la mosquée ommeyade du 11ème siècle pulvérisé.

Il a raison de philosophe de rappeler l’histoire de la ville et d’appeler à "tracer nouvelle une ligne rouge", "et cette fois s’y tenir", pour protéger ce "trésor vivant inscrit, en tant que tel, au patrimoine mondial de l’humanité".

Depuis, la deuxième bataille d’Alep a commencé. Dans l’élan de leur victoire à Qosseyr, cette ville stratégique à la frontière libanaise, les troupes assadistes renforcées des hezbollah ont donné l’assaut au cœur de la résistance démocratique, la principale ville du pays, un des plus vieux carrefour de l’humanité, Alep.

Une semaine plus tard, le 26 juin, le maire d’Alep était à Paris. On ne s’en était pas avisé... La revue de presse de cette visite historique est mince. Il faut dire que le scandale de la sélection des "actualités" de google est en la matière particulièrement criant. [Ces "actualités" de google sont le vecteur n°1 de la désinformation aujourd’hui – et ce au moins pour tous les sujets critiques, ainsi qu’on peut le vérifier ces jours-ci au sujet du Kivu, sur lequel ces "actualités" sont non seulement pauvres, mais franchement orientées, là en soutien implicite du programme raciste qui se déploie au Congo à l’abri des troupes onusiennes de la Monusco et en totale méconnaissance planétaire – alors même qu’on attendrait au contraire de ce nouvel outil qu’il permette de faire un bond dans notre niveau d’information, mettant théoriquement à l’accès de tous la totalité des sources. On en est dramatiquement loin.]

A l’heure où sa ville prend de plein fouet l’offensive assadiste, le maire élu d’Alep – car les révolutionnaires sont parvenus à organiser de véritables élections sous les bombes, apprend on –, venait à Paris.

Pourquoi à Paris ? Parce qu’il sait que s’il y a une solution à son problème, elle est ici. Au Conseil de sécurité de l’ONU, c’est la France qui "tient la plume", pour la Syrie comme pour le Kivu. "Tenir la plume" se dit formellement en anglais "pen holder". Les membres du Conseil de sécurité se répartissent ainsi les dossiers. Pour chacun d’eux, c’est un pays qui se charge d’écrire les résolutions que tous auront à voter.

La France ? Le meilleur allié de la Russie de Poutine. Une alliance qui remonte à loin comme on sait – à la guerre de 14, née de l’alliance franco-russe de l’époque ; Français et Russes parviendront à faire accoucher le conflit mondial de force, envers et contre la volonté de toutes les autres nations, y compris l’Allemagne, ainsi qu’on ne le raconte pas souvent à l’école. Une alliance qui aura pris des formes y compris clandestines, pendant la guerre froide, où les polytechniciens français iront travailler dans les centres de recherche soviétiques, le général de Gaulle célébrant "l’Europe de l’Atlantique à l’Oural".

La France ? Le meilleur allié des Etats-Unis. Pour qui voudrait l’oublier, après les parties de plaisir entre couples présidentiels du temps de Sarkozy, voilà venu le temps des plates allégeances avec les déclarations de Manuel Valls rejetant la demande d’asile de Snowden pour ne pas indisposer l’ami américain. Une amitié sans faille de plus de deux siècles, depuis la fondation des Républiques américaine et française, en fin de XVIIIème siècle. On est au XXIème… Une des plus solides alliances de l’histoire du monde.

C’est cette alliance franco-américaine qui remonte à près de deux cent cinquante ans qui, en deux siècles et demi sera parvenue à… gouverner le monde, dans le système de l’ONU, bien plus avancé que celui de la précédente SDN puisque pourvu d’une force militaire, dite de maintien de la paix, qui s’est récemment affranchie de son pacifisme sans trop le faire savoir, par le moyen d’une résolution 2098 votée en mars 2013, il y a plus trois mois maintenant, sans avoir fait la une de la presse nulle part sur terre, le monde instituant une forme militaire radicalement nouvelle, un gouvernement mondial muni y compris de la force militaire, susceptible de mobiliser toutes les armées du monde – en les rémunérant aux frais de la collectivité. [Même sur Paris s’éveille, l’information est passée quasiment inaperçue. Tant on se sera consacré au problème de l’information (en particulier sur le site lagencedinformation.com) qu’on en aurait oublié d’en donner...]

Et ce bijou de technique impériale que Rome n’aura pas rêvé, est entre les mains de qui ? Des français et des américains. Les seconds sont théoriquement plus puissants que les premiers, mais leur statut de première puissance mondiale les disqualifie d’avance pour gouverner ce système qui demande la coopération de tous, et ce sont donc les français qui gouvernent, étant penholder sur tous les dossiers les plus sensibles, en même temps qu’à la tête de ces "forces de maintien de la paix" désormais pleinement opérationnelles. Depuis seize ans continument les français en assurent directement le contrôle, le poste n’étant attribuable qu’à un français.

La traditionnelle amitié chinoise – remontant aux jésuites qu’envoyait Louis XIV pour contrebalancer l’empire ottoman par la grâce de cette allié du bout du monde –, spectaculairement réaffirmée avec Mao et ses successeurs depuis de Gaulle, s’ajoutant à ces bonnes relations avec Moscou et à l’alliance américaine, et plus encore son rang de puissance secondaire, architecte dès l’origine de l’organisation mondiale, permettent à la France de faire la pluie et le beau temps à New York – et ainsi de gouverner le monde.

Et c’est pourquoi le maire d’Alep, Ahmad Azouz, en grande délégation, accompagné du gouverneur de la région, Mohamad Yahia Nanah, du directeur du conseil médical de la ville ainsi que du président du centre d’enseignement et de la culture, sont venus à Paris, humblement, au prétexte d’un jumelage entre la ville sous les bombes et… Metz. Ahmad Azouz n’a pu que s’étonner "du silence qui entoure la souffrance des habitants d’Alep", et constater le fait brutal de l’abandon par tous : "nous avons perdu espoir dans les promesses du monde". A Paris, il pouvait le vérifier simplement par l’indifférence générale que suscitait sa visite à l’heure la plus dramatique.

Discrètement, François Hollande et Laurent Fabius sont ainsi en train de commettre un des plus grands crimes de l’histoire humaine : livrer une ville de deux millions d’habitants, la capitale de ce pays qui était encore, il y a moins d’un siècle, colonie française, pieds et poings liés, à la plus grande brutalité que jamais Etat aura fait subir à son peuple – Pol Pot ayant détruit jadis la population des villes, sans pousser comme Assad jusqu’à détruire pierre par pierre les villes elles-mêmes.

Là comme au Kivu, il aura fallu beaucoup de production romanesque, organisée, entre autres, par l’officine des services français qui s’appelle Réseau Voltaire, pour confondre l’esprit de tous, au point où victimes et bourreaux puissent être confondus, exactement comme on sera parvenu à faire, par d’autres moyens, dans l’est du Congo.

Après une visite de dix jours, le 3 juillet, la délégation est repartie. Et on aura eu beau lire les journaux tous les jours, personne n’en aura rien su. Le scandale est sans limites.

Syrie : les élus d’Alep lancent un appel à l’aide humanitaire

04.07.2013

Il y a des silences qui en disent plus long que des mots. La projection de quelques photos et d’une vidéo tremblante sur les ravages de la guerre dans la ville syrienne d’Alep ont laissé sans voix une assemblée pourtant composée de diplomates chevronnés. Quelques clichés ont suffi pour rappeler l’étendue des souffrances : une ville en partie rasée, des rues jonchées de corps déchiquetés et des regards terrorisés.

Sans pathos et d’un ton sobre et posé, une délégation de quatre élus de la région d’Alep, qui a achevé, mercredi 3 juillet, une visite de dix jours en France, a rencontré, mardi, au Quai d’Orsay, des représentants des ambassades des vingt-huit pays membres de l’Union européenne. Comme à chaque étape de leur séjour, ils ont rappelé les conditions de vies dramatiques dans cette région du nord de la Syrie, en partie contrôlée par les forces opposées au régime de Bachar Al-Assad. Et ont dressé une liste des besoins humanitaires urgents.

TOUT EST À RECONSTRUIRE

Sur place, les moyens dont disposent les rebelles pour rétablir un semblant de vie normale sont plus que limités. "La communauté internationale a déçu le peuple syrien. Le montant du soutien qui est arrivé à Alep n’est que de 1,2 millions de dollars" [920 000 euros], a rappelé Yahya Nanaa, le chef du conseil de la "province libre" d’Alep qui regroupe près de 7 millions d’habitants.

Comme les autres membres de la délégation, il a la particularité d’avoir été élu lors d’un scrutin, organisé tant bien que mal en mars, par les habitants des zones sous le contrôle de la rébellion pour choisir des représentants de la région et de la ville d’Alep. Pour des raisons de sécurité évidentes, ils ont installé leurs structures administratives de l’autre côté de la frontière, dans la ville turque de Gaziantep.

Au-delà de la guerre, et les plus de cent mille morts et millions de réfugiés, ces représentants de la société civile s’évertuent, avec les moyens du bord, de rétablir un semblant de vie dans une ville où tout est à reconstruire. "Le relèvement des services publics est un des éléments de stabilisation de la révolution", a insisté Eric Chevallier, ancien ambassadeur de France à Damas, un des organisateurs du déplacement de cette délégation qui a rencontré Laurent Fabius, le ministre des affaires étrangères, le 25 juin.

Les besoins sont criants. "Des dizaines d’écoles ont été détruites, les centrales électriques et les stations de pompage d’eau ont été endommagées, les hôpitaux sont ciblés par les bombardements et les chirurgiens opèrent avec des lampes frontales", a insisté Ahmad Azouz, le chef du conseil local de la ville d’Alep. "Des épidémies commencent à apparaître, comme la rougeole et la tuberculose et, pour la première fois depuis 1966, nous avons recensé un cas de décès à cause de la polio", a-t-il déploré.

Et puis, il y a tout ce qui fait l’ordinaire d’une vie urbaine en temps normal et qui fait aujourd’hui cruellement défaut ; le ramassage et l’incinération des déchets, les transports, les services administratifs, etc. "Nous avons les gens compétents pour faire fonctionner tous ces services, mais il nous manque du matériel et des moyens", souligne Ahmad Azouz, précisant que la ville d’Alep n’a reçu que "30 000 dollars d’aide ces cinq derniers mois".

TRAITEMENT ANTISARIN

Plus grave, il y a surtout la menace des armes chimiques. L’Union des organisations syriennes de secours médicaux (UOSSM), qui regroupe des médecins présents à l’intérieur et à l’extérieur du pays, a pu fournir des tentes de décontamination à la ville. Mais selon le Dr Abdellaziz, le médecin-chef d’Alep, les autorités locales ne disposent que "seize masques protecteurs" et de "dix mille ampoules d’atropine", un traitement antisarin. "Nous avons, dit-il, un besoin impératif d’aide pour nous prémunir contre des frappes chimiques."

Dans ce contexte d’urgences et de tragédies, la délégation syrienne d’Alep a aussi tenu à demander du soutien pour que des lycéens puissent passer leur baccalauréat en août. Un pied de nez au drame, un pari insolent sur l’avenir. "Comme les écoles sont ciblées par les bombardements, nous continuons d’organiser des cours là où nous le pouvons, dans les mosquées, les caves, les salles de fêtes", a rapporté Abdulkareem Anees, responsable de l’éducation au conseil de la ville. En tout, près de dix mille élèves reçoivent un enseignement, dispensé par deux mille volontaires.

Mais pour que leurs efforts ne soient pas en vain, M. Anees ajoute une requête inhabituelle : "Nous souhaiterions que des organismes internationaux compétents participent à la surveillance des examens pour que nos diplômes soient crédibles et reconnus, au même titre que ceux octroyés par l’Etat syrien". L’enjeu, dit-il, est de taille : "Le régime de Bachar Al-Assad interdit aux professeurs de travailler dans les zones libérées car il sait très bien que l’éducation est un moyen de lutter contre la tyrannie et l’extrémisme".

[Source : lemonde.fr]

Syrie : "A Alep, le régime anéantit pierre par pierre l’héritage du pays"

26/06/2013

Le maire d’Alep, Ahmad Azouz, et le gouverneur de la région, Mohamad Yahia Nanah sont cette semaine en France pour signer un pacte de l’amitié entre les villes de Metz et d’Alep. L’occasion de rappeler le destin tragique qui se joue en Syrie.

Le maire d’Alep, Ahmad Azouz, s’inquiète de la disparition du patrimoine historique et culturel de sa ville, la deuxième de Syrie.

Echarpes à l’effigie du drapeau syrien autour du cou, bracelet du même acabit au poignet, le maire d’Alep, le gouverneur de la région, le directeur du conseil médical de la ville ainsi que le président du centre d’enseignement et de la culture d’Alep étaient à Paris, ce mercredi 26 juin, pour témoigner de la situation dans laquelle vivent aujourd’hui les deux millions d’habitants de la seconde ville du pays.

Ahmad Azouz, l’édile d’Alep, après avoir fait état de la tragédie humaine générée par le conflit avec "une centaine de victimes par jour", s’est inquiété de la destruction de l’héritage historique de sa ville. "Le souk, inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO, et le minaret de la Mosquée des Omeyyades ont été détruits, s’est indigné l’homme de 33 ans. Le régime est en train d’anéantir pierre par pierre tout un pan de l’histoire de la Syrie ."

Nous avons perdu espoir dans les promesses du monde

Ahmad Azouz, qui a rencontré mardi le ministre des Affaires étrangères Laurent Fabius, s’est dit "étonné du silence qui entoure la souffrance des habitants d’Alep (...) Aujourd’hui, nous avons perdu espoir dans les promesses du monde. Mais nous continuerons notre combat pour la liberté et la dignité." Depuis sa conquête par les rebelles il y a un an, la ville, située a une trentaine de kilomètres de la frontière turque, est le théâtre de vastes offensives menées par le régime pour reprendre le contrôle des zones tenues par les insurgés.

Le gouverneur de la région d’Alep, Mohamad Yahia Nanah a de son côté rassuré sur les compétences de l’opposition en matière de gouvernance, au cas où Bachar el-Assad venait à quitter le pouvoir. "Avec la création des conseils locaux, nous avons prouvé que nous sommes capables de mettre en place des institutions pour gouverner le pays, a-t-il fait valoir. De toute façon, cela fait longtemps qu’il n’y a plus de vie politique en Syrie."

Tragédie humanitaire

Conscient que la communauté internationale ne leur viendra pas en aide, Mohamad Yahia Nanah en a appelé à la solidarité entre les peuples : "Même si les gouvernements nous ont laissé tomber, nous pensons que les peuples, eux, nous resterons solidaires". Un pacte de l’amitié entre Alep et Metz sera signé vendredi.

Troisième homme à prendre la parole, le Docteur Abdelaziz, directeur du conseil médical d’Alep, a rappelé la tragédie humanitaire à laquelle fait face la Syrie. Alors que le bilan de la guerre s’élève à plus de 100000 morts, le médecin a fait état de la situation dans la cité : "Nous avons quatre ambulances pour sept hôpitaux. Le nombre de blessés dépasse de loin nos capacités médicales. Le régime vise les ambulances, les hôpitaux, et même les pharmacies. Ils ont été jusqu’à attaquer un cortège du Croissant-Rouge qui emmenait des vivres et des médicaments vers la prison".

De quoi faire dire à Raphaël Pitti, médecin urgentiste spécialiste des zones de conflit, que "les héros de la guerre de Syrie sont à voir dans le milieu médical". Âgé de 63 ans, cet ancien commando marine s’est rendu plusieurs fois en Syrie ces derniers mois. "J’ai vu des étudiants en médecine, qui n’ont pas encore de diplômes, pratiquer des opérations, a-t-il rapporté. Des dentistes pratiquent des opérations chirurgicales. J’ai aussi été dans des camps de réfugiés où ne subsiste que la misère. On se donne bonne conscience en aidant les réfugiés, mais la Syrie est devenue un camp de concentration."

La Syrie est devenue un camp de concentration

Fin février, Raphaël Pitti a inauguré à Bab al-Hawa, près de la frontière turque, un centre de formation à la médecine de guerre pour des praticiens venus de toute la Syrie. Le but ? Donner au corps médical les moyens de répondre aux milliers de blessés que la guerre amène chaque jour. "Mais ça ne suffira pas, déplore le docteur Abdelaziz. Pour un seul mois, il nous faudrait 100000 dollars de médicaments pour subvenir à nos besoins. En attendant, nous sommes obligés de faire des tractations avec le régime pour être fournis en produits médicaux."

[Source : lexpress.fr]

Sauvez Alep !

20/06/2013

Par Bernard-Henri Lévy

On ne sait plus sur quel ton le dire ni dans quelle langue.

Quelques jours à peine après la chute de Quosseir aux mains de l’armée régulière syrienne et des milliers de miliciens du Hezbollah venus en renfort, le syrian killer Bachar el-Assad annonce son intention de donner l’assaut à Alep, la deuxième ville du pays, sa capitale économique.

Mieux : tandis que le Parti de Dieu aurait, d’après la presse anglo-saxonne confirmant les propos de ses dirigeants, déjà déployé autour de la ville deux mille de ses combattants les plus aguerris, un responsable des services de sécurité vient de déclarer, depuis Damas : "il est probable que la bataille d’Alep commence dans les heures ou les jours qui viennent".

La communauté internationale, pendant ce temps, ne bouge pas, ne réagit pas et persévère, en Irlande, dans le cadre du sommet du G8 où elle se trouve une nouvelle fois rassemblée, dans le même pitoyable jeu de rôles : Poutine versus Obama ; Poutine dictant sa loi à Obama ; Poutine plastronnant, à la télévision, sans être véritablement contredit par quiconque, qu’il ne saurait être question de fournir des missiles sol-air à des rebelles qu’il veut voir livrés, pieds et poings, à la soldatesque surarmée du régime.

Je passe, puisque cela n’a plus l’air d’émouvoir grand monde, sur ce que signifie "bataille d’Alep" en langue assadienne.

Je passe sur le fait que, quand on dit, chez Assad, "reprendre" une ville, cela veut dire la punir et que, quand on dit la punir, cela veut dire détruire, tuer par dizaines de milliers, réduire des quartiers entiers à l’état de ruines.

Et je passe, puisque tout le monde semble s’en moquer, sur l’héroïsme de ces hommes et femmes qui se sont, il y a un an, au prix de sacrifices inouïs, libérés eux-mêmes, sans soutien extérieur d’aucune sorte, et ont fait de leur ville, jusqu’à l’arrivée, ces derniers temps, dans la brèche ouverte par notre démission, des premiers bataillons salafistes, l’un des foyers de la révolution syrienne, la ville emblématique de la victoire des démocrates sur les deux monstres jumeaux que sont la dictature et l’islamisme radical, bref, une ville doublement symbole et peut-être, pour cette raison, doublement haïssable aux yeux du grand parti, sans frontières, des urbicideurs.

Les dirigeants occidentaux savent-ils, en revanche, qu’Alep est l’une des plus anciennes et des plus glorieuses métropoles de la planète ?

Savent-ils que c’est là, non moins qu’à Athènes, Babylone, Suse ou Persépolis, que fut inventée cette grande et belle chose qu’est l’idée même de ville et de civilisation par la ville ?

Savent-ils que cette cité-monde qui fut la cité des Hittites et d’Alexandre le Grand, des Romains et des califes, des Omeyyades et des Fatimides, de Saladin et des Mongols, savent-ils que cette ville qui fut le point d’arrivée, au Moyen Age, de la route de la soie, est l’un des lieux du monde où se sont croisés, de tout temps, les langues, les religions, les arts et les cultures, et où ont donc cohabité, de tout temps aussi, Arabes, Turcs, Kurdes, Juifs, Vénitiens, Arméniens, Maronites, Grecs orthodoxes, Chrétiens syriaques et nestoriens, Coptes ?

S’ils se moquent des humains, si la chair syrienne déchiquetée par les obus ne leur fait finalement ni chaud ni froid, s’ils ont pu laisser franchir sans vraiment réagir la fameuse "ligne rouge" de l’emploi des armes chimiques qu’ils avaient eux-mêmes tracée, vont-ils laisser réduire à néant les milliers d’échoppes, les bazars aux portes de bois sculpté, les marchés aux cuirs et aux épices, les monuments sans prix, la citadelle chantée par tant d’écrivains et de poètes, qui sont un trésor vivant inscrit, en tant que tel, au patrimoine mondial de l’humanité ?

Alep livrée aux escadrons de la mort du Hezbollah, ce serait un nouveau carnage, venant ajouter ses victimes aux cent mille cadavres que compte déjà cette atroce guerre contre les civils.

Ce serait un renversement du rapport de forces qui donnerait, pour de bon, l’avantage à un Assad que rien ni personne n’empêcherait plus de sonner pour de bon le glas, et de l’insurrection, et des printemps arabes en général.

Mais, comme les bombardements de Dubrovnik il y a vingt ans, comme la Bibliothèque de Sarajevo incendiée par les artificiers de Mladic, comme les bouddhas de Bamyan abattus à la mitrailleuse par les talibans afghans, comme les manuscrits sacrés de Tombouctou livrés au feu iconoclaste des fondamentalistes maliens, ce serait un crime contre l’esprit, un désastre dans la civilisation, un pan de notre mémoire commune partant en cendres et en fumée.

Alep n’appartient pas à la Syrie mais au monde.

Et, de même que les crimes contre l’humanité concernent la conscience universelle, de même la destruction d’Alep serait un crime contre la communauté internationale, un crachat jeté à la face du monde et, à ce titre, nous concerne tous.

Il reste très peu de temps pour sanctuariser Alep.

Aura-t-on le courage de tracer cette nouvelle ligne rouge et, cette fois, de s’y tenir ? Ou va-t-on, larmes aux pieds, laisser à nouveau quartier libre aux assassins des corps et de l’esprit ?

[Source : le Point]