Dans l’interview qu’on peut lire ci-dessous, accordée au Monde par Jérôme Fourquet, “directeur du département opinion de l’IFOP”, on découvre un modèle de ces raisonnements par l’absurde qui s’imposent aux gouvernants depuis tant d’années et qui, toujours, tendent à la droitisation extrême de leurs politiques. Sous couvert de la scientificité de l’étude d’opinion, ce sont les points de vue les plus réactionnaires qui sont systématiquement suggérés par les "directeurs d’opinions" d’instituts tel l’IFOP.
Flashback, à l’été 1996, quand la France entière se soulevait contre l’expulsion des sans-papiers de l’église Saint-Bernard, qui avait provoqué une manifestation de plusieurs centaines de milliers de personnes, de République à Nation, le soir même de l’expulsion, un 23 août… le Parti socialiste réunissait son université d’été, et tentait de faire le point, après l’échec de l’élection présidentielle de 1995, afin de définir la stratégie de son candidat, Lionel Jospin, pour la suivante élection présidentielle, en 2002. Une fort savante étude d’opinion suggérait alors qu’il n’y aurait qu’à augmenter le pourcentage de voix lepénistes qui se reporteraient sur le candidat socialiste au deuxième tour pour faire la différence avec le candidat de droite.
On connait la suite. Lorsqu’il remporta les élections législatives de 1997, Lionel Jospin prit bien soin de ne pas trop froisser l’électorat d’extrême-droite en nommant Jean-Pierre Chevènement au ministère de l’intérieur qui assuma d’affronter la gauche anti-raciste en ne tenant pas la promesse électorale grâce à laquelle le Parti socialiste avait remporté les législatives, avec sa majorité "plurielle". Les sans-papiers ne furent pas régularisés contrairement à ce qui avait été annoncé, et le combat de ceux de Saint-Bernard, qui avait donné son élan à la gauche pour parvenir au gouvernement, restera frustré de son aboutissement.
En 2002, les électeurs de gauche choisiront, pour une bonne part, de s’abstenir au premier tour, ou de voter pour toute une gamme de candidats alternatifs, Olivier Besancenot, Noël Mamère, Christiane Taubira, signifiant leur défiance vis-à-vis de Lionel Jospin, infligeant à la gauche une claque historique – même pas présente au deuxième tour… et ce, comme on sait, au bénéfice du candidat d’extrême-droite, Jean-Marie Le Pen, et surtout de Jacques Chirac, réélu à une majorité plébiscitaire, unique, de plus de 80% des voix.
Que s’était-il passé ? Les analystes de sciences po, sur lesquels les socialistes avaient choisi de fonder leur réflexion à l’été 1996, avaient simplement regardé les chiffres et les "enquêtes d’opinion" avec d’étranges œillères. En fait, leurs conclusions, sur lesquelles le candidat socialiste fondera sa stratégie suicidaire, étaient simplement fausses. Lorsque François Mitterrand avait remporté l’élection présidentielle de 1988 – seul précédent que l’on puisse prendre en compte alors –, il avait bénéficié d’un plus faible report des voix d’extrême-droite que Lionel Jospin lors de son échec de 1995…
Aujourd’hui, l’IFOP propose tranquillement une erreur de même nature. La politique anti-roms de Nicolas Sarkozy, proclamée à son de trompes à l’été 2010 avec le discours de Grenoble et ce qui s’ensuivit, aura été une simple catastrophe pour celui-ci. Jusque-là, il pouvait se considérer rééligible sans grand soucis. Même l’obscène politique contre les sans-papiers, engagée dès le départ de son quinquennat, si elle avait laissé des blessures – et des morts – qui marqueront les consciences, était effectivement à peu près "passée" dans le torrent de sa présidence "hyperactive". Même les lois liberticides, telle l’effrayante Loppsi qu’il fit adopter à la fin de sa présidence, auront bénéficié de l’absence d’opposition à gauche, le Parti socialiste choisissant de ne pas l’affronter sur ce terrain de la "sécurité" considéré comme le point fort du président qui avait été ministre de l’intérieur.
Ainsi que pourra le reconnaître y compris un Jean-Pierre Raffarin, le tournant de la présidence Sarkozy s’est bien opéré à l’été 2010, lorsqu’il poussa la dérive droitière jusqu’à proclamer des objectifs racistes pour l’État. On se souvient comment cela avait failli lui coûter de sérieux ennuis y compris vis-à-vis de la commission européenne, qui n’est pas vraiment réputée comme étant un nid de gauchistes.
Et ce n’est pas non plus par hasard que le candidat socialiste aura pris la précaution de s’engager formellement à changer de politique, et ce très explicitement sur la question tsigane, vis-à-vis des organisations qui s’en préoccupent, comme Romeurope ou la LDH, mais y compris face à l’ensemble du public, lorsque dans le grand débat qui l’opposa au président sortant, il eut tous les mots les plus convaincants pour signifier qu’il changerait de politique, et qu’en particulier il mettrait un terme à la brutalité systématique de Sarkozy auquel on devait "trop de blessures, trop de coupures".
Mais le spécialiste de l’IFOP affirme avec aplomb : "Il y a surtout un décalage entre les milieux les plus militants et ce que pensent les Français de manière générale." Il y aurait, selon lui, "un très large assentiment du public, y compris à gauche, au démantèlement des campements roms". Il reconnait que la situation n’était pas différente à l’été 2010. Par contre, à l’époque, les choses auraient changé “quand la polémique a pris de l’ampleur”, hypothèse que notre expert exclu aujourd’hui, sans qu’on comprenne pourquoi.
Le spécialiste de l’IFOP est certain par avance que “la virulence des attaques” ne sera pas la même qu’en 2010. Il présume que cela tient au fait que la “communication” du gouvernement est “différente”. On ne voit pas vraiment en quoi. Selon lui, il n’y aurait pas d’images à la télé… Le sujet a pourtant été abondamment traité aussi bien à la radio qu’à la télé, ou même dans la presse écrite – et il n’y a que Le Monde et Libération pour l’aborder, comme ici, avec la plus grande prudence – encore ont-ils été obligés de l’évoquer à répétition ces derniers jours, y compris en une (quand ça permettait de masquer l’actualité syrienne).
De même, notre expert affirme que le gouvernement aurait “médité les erreurs de ses prédécesseurs”. On voit mal en quoi. Hormis la gaffe de la circulaire explicitement raciste produite par Hortefeux en août 2010, que celui-ci avait immédiatement retirée, on peine à voir la différence entre sa politique alors et celle de Manuel Valls aujourd’hui. Au contraire, par son ampleur et sa violence, la campagne engagée cet été par le gouvernement de gauche est, en fait, supérieure à celle du gouvernement de droite d’alors.
La chasse sans fin que nous dénoncions hier est manifestement un degré en plus dans l’échelle des horreurs. De même, on a bien vu décoller un charter de 240 personnes à destination de Bucarest – une chose qu’Hortefeux et Guéant avaient évité de faire.
Il s’agirait de“ne pas céder un pouce de terrain en termes de crédibilité sur les grands sujets régaliens, à la droite”… Grand sujet “régalien”, le racisme ? La profondeur de la pensée de ce politologue laisse pantois.
Le Monde insiste : “Le gouvernement n’a-t-il rien à perdre politiquement non plus à la gauche de la gauche ?” Et notre politologue persiste : non, non, "cela peut bien se passer”). Voilà un expert qui connait bien mal son monde. À la “gauche de la gauche”, le gouvernement vient de sacrifier d’un seul coup toute sa crédibilité. Mais il va de soit qu’un idéologue raciste ne peut qu’avoir du mal à comprendre ce qui se passe dans la tête de personnes anti-racistes…
Paris s’éveille
Roms : "Les sympathisants PS ne sont pas vent debout"
Depuis que le ministre de l’intérieur, Manuel Valls, a décidé, fin juillet, d’assumer publiquement les évacuations de campements illégaux de Roms ainsi que l’éventuel éloignement de ces derniers – forcé ou volontaire – vers leur pays d’origine, la Roumanie et la Bulgarie pour la plupart, les réactions se multiplient, tout en étant beaucoup moins virulentes qu’à l’été 2010 lorsque Nicolas Sarkozy avait lui aussi exigé des démantèlements.
Alors qu’environ 15 000 Roms vivent en France, M. Valls a réaffirmé sa position, mardi 14 août, dans une tribune à Libération et sur France Info : "Le laisser-faire ne résout rien", a-t-il plaidé, en insistant sur le fait qu’il ne "focalisait" sur aucun "groupe culturel". Le directeur du département opinion de l’IFOP, Jérôme Fourquet, décrypte les enjeux politiques pour le gouvernement.
• Pourquoi les démantèlements de campements roms suscitent-ils peu de réactions au PS ?
C’est la période la plus creuse de l’année en termes d’actualité et de présence au travail des élus et des Français. Ce n’est peut-être pas un hasard si les démantèlements ont été décrétés durant cette période. Mais c’est sans doute aussi la preuve d’une certaine gêne de la part du PS et de la gauche du PS à critiquer le gouvernement dans une période déjà troublée. Peut-être même des consignes ont-elles été données afin de ne pas fournir des munitions à la droite. Un certain nombre d’expulsions ont aussi lieu dans des villes de gauche.
• Y a-t-il un décalage entre une partie des militants PS qui sont proches des mouvements de défense des droits des étrangers et les élus qui auraient une autre vision du problème ?
Oui. Mais ce n’est pas nouveau. Il y a surtout un décalage entre les milieux les plus militants et ce que pensent les Français de manière générale. Dans un sondage – réalisé auprès d’un échantillon représentatif de 1 005 personnes, en ligne, du 9 au 11 août, pour le site Atlantico – , nous montrons qu’il y a un très large assentiment du public, y compris à gauche, au démantèlement des campements roms. 80 % des Français y sont très favorables ou plutôt favorables, mais aussi 71 % des sympathisants PS, 61 % de ceux du Front de gauche et 59 % des écologistes. A droite, ces démantèlements obtiennent le soutien de 93 % des sympathisants UMP et de 96 % de ceux du FN. Quand on est électeur socialiste, aujourd’hui, on n’est donc pas vent debout, loin s’en faut, contre ces expulsions.
• Qu’en était-il à l’été 2010, lors du discours de Grenoble de Nicolas Sarkozy ?
Cette question avait été posée de la même manière, et au début de la polémique, 79 % des Français soutenaient les démantèlements. Cela avait un peu baissé au cours de l’été avec 66 % de soutien, mais cela représentait encore deux Français sur trois. Les sympathisants PS étaient au début 66 % à soutenir les démantèlements, donc presque au même niveau qu’aujourd’hui. Mais quand la polémique a pris de l’ampleur, leur soutien est tombé à 33 %. Aujourd’hui, toute la question est de savoir si cela va se reproduire avec un gouvernement de gauche. Je pense que non.
• Pourquoi ?
D’abord, il y a un réflexe partisan. Même si à gauche, certains vont mener la fronde, la virulence des attaques ne sera pas identique à 2010. Du côté du gouvernement, la communication qui accompagne ces actions est aussi très différente. On n’a pas d’images matin, midi et soir au journal télévisé. Le discours n’est pas aussi martial. Le gouvernement a médité les erreurs de ses prédécesseurs.
• À vous écouter, on a le sentiment que la gauche n’a pas grand-chose à perdre à se montrer ferme sur les Roms ?
Pour ceux qui ont un peu de mémoire, c’est vrai que c’est un peu cocasse de voir la gauche s’attaquer à ce sujet-là. Mais derrière cela, il y a une volonté très claire de ne pas céder un pouce de terrain en termes de crédibilité sur les grands sujets régaliens, à la droite.
• Le gouvernement n’a-t-il rien à perdre politiquement non plus à la gauche de la gauche ?
Tout dépend des proportions que la polémique va prendre. S’il y a une multiplication des évacuations, avec une forte médiatisation et une communication qui dérape, cela peut être dangereux. Si cela est mené comme actuellement, cela peut bien se passer. La difficulté n’est pas ce que va penser l’aile gauche, mais ce que vont penser les Français, notamment en termes d’efficacité. Quand on leur demande si ces démantèlements sont une mesure "efficace", ils répondent à 73 % non, plus ou moins comme en 2010.
• Le fait qu’en menant cette politique, François Hollande renie une promesse électorale – "pas d’évacuation de campement sans solution alternative" – n’a pas d’incidence sur l’opinion ?
Cela peut jouer à la marge, sur l’électorat le plus politisé. Mais en termes de reniement de promesse, il a bien plus à perdre de popularité et de crédit sur le blocage des prix du carburant que sur la question des Roms. Y compris du côté de l’électorat de gauche. Le sort des Roms n’est pas au cœur des préoccupations. S’il y a un éventuel reniement sur ce dossier, cela peut être un caillou dans la chaussure de François Hollande, mais ce n’est pas une difficulté insurmontable.
• La politique du gouvernement sur les Roms enlève-t-elle le pain de la bouche à l’UMP ?
Oui, mais sans forcément la droitiser encore plus. Je ne vois pas, d’ailleurs, comment elle peut réagir sur ce dossier. Elle a été relativement muette jusqu’à présent et semble gênée aux entournures. Ce n’est pas par hasard qu’elle a décidé de prendre comme angle d’attaque le dossier syrien.
• Assiste-t-on à un virage du PS sur l’immigration similaire à celui sur la sécurité ?
On n’est pas dans la surenchère par rapport à la droite et il n’y a pas de poursuite stricto sensu de la politique menée pendant cinq ans. On le voit sur les régularisations et les conditions de rétention des étrangers en situation irrégulière. On n’est donc peut-être pas forcément sur un aggiornamento, mais cela donne une information sur le centre de gravité au sein des gauches, et en tout cas, au PS. Aujourd’hui, ce n’est pas la ligne angélique qui est de saison.
[Source : Le Monde]