Nous avions interviewé Fabien Yene à la veille de son départ pour le FSM de Tunis (n.10, 6 février 2013). Nous l’avons interviewé à nouveau à son retour. (Son blog)
Il faut dire la vérité. Les Allemands, il a bien fallu qu’ils fassent leur examen de conscience sur le nazisme et le racisme pour évoluer. C’est cela même, les Maghrébins aussi ont à faire leur examen sur le racisme. J’ai assisté à Tunis à l’assemblée dite « de convergence ». Dans la continuité de la Charte des migrants du FSM de Dakar, il aurait fallu que la convergence soit mondiale, que l’assemblée soit mondiale. J’ai eu l’impression d’assister à une assemblée d’où les migrants subsahariens étaient exclus. Et pourtant ils sont bien là, ils existent.
On parle toujours de la migration Sud-Nord, pourquoi ne parle-t-on pas, ou très peu, de la migration subsaharienne au Maghreb ? Dans cette assemblée et aussi à l’atelier sur la liberté de circulation et d’installation, les Subsahariens étaient exclus des délibérations, voire de la parole. Et pourtant (j’y ai participé) on a fait des choses pour eux au Maroc.
À Tunis, on était représentés par le Conseil des migrants subsahariens au Maroc. J’en ai été le secrétaire général de 2009 à 2011, nous travaillions surtout sur le droit des réfugiés. Quand il s’est agi de participer au FSM de Dakar, le Haut commissariat aux réfugiés n’a pas accordé de titres de transport. J’ai donc été le seul à pouvoir participer : sans être réfugié, j’avais été régularisé au Maroc. On a été obligés d’aller chercher qui ? des étudiants subsahariens et des migrants non économiques, ayant fini leurs études. C’est ainsi qu’on a pu participer à la rédaction de la Charte mondiale des migrants à l’île de Gorée, l’île des esclaves au large de Dakar. Remarquez bien : l’île d’où partaient les navires négriers de la traite économique des êtres humains.
Il nous fut évident que beaucoup de travail était à faire. Avec un ancien étudiant sénégalais au Maroc, nous avons d’abord créé le CCSM (Collectif des communautés subsahariennes au Maroc), puis, en France, un autre CCSM (Collectif des communautés subsahariennes au Maghreb). C’est difficile au Maroc et au Maghreb : les associations capables de traiter les problèmes des migrants subsahariens n’y existent pas vraiment, tout est à faire. De France, il faut quelqu’un qui puisse se déplacer, capable de mobiliser, rassembler, fédérer, donner existence à notre collectif là-bas.
C’est donc très motivé que je suis parti au FSM de Tunis. Dans un forum mondial, il y a énormément de choses qui se passent, on parle avec plein de monde. Moi, je me disais : il faut que j’aille sur le terrain où sont les gens. J’ai vite vu que dans la tête des gens les Subsahariens migrent en Europe, en Amérique, alors que je sais par expérience que les « piétons », ceux qui traversent le Sahara à pied et qui sont la majorité des migrants économiques d’Afrique noire, c’est au Maghreb qu’ils sont bloqués. Il y en a beaucoup qui y sont depuis dix ans, avec femmes et enfants, et toujours sans papiers. C’est cette situation-là qu’il faut faire connaître et débloquer.
J’étais allé pour le dire au FSM. Mais tu as dix minutes pour exprimer tout ce que tu as sur le cœur, tout est dit en raccourci, ce n’est pas le lieu de la discussion ni de la compréhension. Comment dire en si peu de temps l’enfer que vivent au Maghreb des milliers et des milliers de personnes, comment envisager ensemble les moyens pour les en sortir ? Je voulais surtout dénoncer ce fait : on ne peut pas commettre chez soi, contre les migrants subsahariens, des abus pires que ceux commis en Europe, on ne peut pas condamner ici ce qu’on fait là-bas régulièrement !... Il ne m’a pas été possible de le dire. Je pense maintenant plutôt à quelque chose comme un journal, que les gens peuvent lire, revenir dessus, réfléchir, se former leur position.
Il y a du racisme au Maghreb. Tant que les Maghrébins ne se seront pas regardés dans le miroir il y a du souci à se faire. J’ai été huit ans au Maroc, il n’y a pas eu un jour où je n’ai pas vu un acte de racisme. Je vivais à Rabat, car les associations, la préfecture, les ambassades sont là. J’en ai beaucoup trop vu !... Les migrants subsahariens sont une bonne rente. Donner de l’argent pour obtenir la moindre chose, c’est un énorme bizness… Notre association se bat d’abord pour un changement dans l’attitude de l’Europe, pour qu’un jour le Maroc s’accorde pour un traitement des migrants conforme à la Convention européenne des droits de l’homme. J’ai été menacé au Maroc pour m’être impliqué dans ce combat, pour avoir pris la parole pour la cause des migrants.
Pour Tunis, je suis d’accord avec Sissoko lorsqu’il dit que la Tunisie, les militants tunisiens, le FSM ont raté leur entrée dans l’histoire. Le forum ne devait-il pas être cet espace où les gens qui n’ont jamais la parole peuvent enfin la prendre ? À quoi, à qui sert le FSM, si ces personnes qu’on ne protège jamais, censées trouver là une protection, ne sont pas protégées du tout, sont au contraire mises en danger, comme c’est arrivé aux sans-papiers venus de France ?... Même ensuite il n’y a eu aucune réaction, pas un moment de regret pour le refoulement de la caravane, alors que la lutte autour des migrations est une lutte primordiale contre la pauvreté dans le monde. Franchement, mon sentiment est que c’était un forum pour les Maghrébins : ceux-ci, préoccupés d’eux-mêmes, ont appelé les Européens pour leur montrer leurs soucis et ne leur faire voir que leur besoin d’aide.
À l’atelier sur la liberté de circulation, rien n’a été dit sur les migrations Sud-Sud, rien sur les subsahariennes, très peu sur le Maroc. Il y avait dans la salle des Subsahariens immigrés en Tunisie, ils voulaient apporter leur témoignage, ils ont été intimidés ! Moi, quand j’ai pris la parole, des gens se sont précipités, ont voulu m’empêcher de parler des Subsahariens, disant que la migration ça concerne d’abord ici et l’Europe. J’ai répliqué : ici on est en Afrique, parlons d’abord des migrations interafricaines !… C’est ce que j’ai dit aussi à Sissoko : c’est très bien la lutte en France, mais il y a beaucoup de choses à faire également au Maghreb, ne serait-ce que parce que parmi les sans-papiers de vos collectifs, j’en suis convaincu, beaucoup passent par le Maghreb.
Cela dit, il y a en Tunisie des individus qui sont sensibles, conscients que les migrants subsahariens sont à organiser. Mais ça ne se fera pas sans de grosses difficultés. Dix pour cent de la population tunisienne est noire, et elle a commencé à faire des manifestations pour revendiquer ses droits. Pour ne dire que ça, il n’y a pas en Tunisie de peine contre les propos racistes, « sale noir » ça fait partie du langage courant. Le pays traverse un moment difficile, sa priorité c’est de relancer l’économie, en particulier le tourisme. L’Européen qui vient avec de l’argent peut entrer comme il veut, il sera bien servi, tandis que le Subsaharien est celui qui vient de la guerre et de la pauvreté ; lui, c’est l’Indésirable.
En résumé, je ne peux pas dire qu’il ne s’est rien passé au forum mondial, mais je peux dire qu’en ce qui concerne la liberté de circulation et les migrants subsahariens, on est passé à côté. Le problème vient de ce que nous on ne se borne pas aux déclamations ronflantes, on exige des faits, on dit des vérités qui ne plaisent pas ! Par contre, c’était le décalage entier entre ceux qui travaillent et ceux qui décident : à l’Assemblée mondiale des migrants, les « décideurs » nous ont dit ne pas savoir comment s’y prendre pour financer nos actions. Alors, à quoi bon ?
Cette assemblée a fait une déclaration finale pour réclamer qu’au prochain FSM tout le monde, y compris les sans-papiers, puisse être présent. Sissoko pense que ce sont des mots, qu’il faudra se battre comme aujourd’hui pour être présents réellement, si toutefois ça vaut encore la peine d’y aller. Je suis d’accord, mais je préfère être réaliste. Le réalisme, vu qu’il y a là un système qui, sans nous ou avec nous, va continuer d’exister, c’est : que peut-on faire, sinon y porter nos revendications pour qu’elles soient prises en compte ? Cette déclaration c’est de l’illusion, mais je suis contre la politique de la chaise vide. Notre ennemi est souvent parmi nous, il faut le contrer. Au-delà des forums (des discours convenus qui disent qu’on va intégrer tout le monde, sauf que c’est tout le monde sans tout le monde et avec des gens qui, sans nous, parlent contre nous), au-delà de tout ça, on connaît les personnes, on sait à qui on a à faire, ceux qui travaillent et qui militent sérieusement et les autres, salariés et autres béni-oui-oui... Là aussi c’est le terrain de notre combat.