[ [ [ Nous avons traversé les frontières, c’est notre révolution pacifique - Yannis Lehuédé

Participent à l’interview : Wally, Youssouf, Papa, Anzoumane Sissoko, maliens, béninois, sénégalais de la CSP75, et Moclès Chateigne, haïtien, de Droits devant.

Wally. Cette marche, elle m’a fait rêver. Je ne m’attendais pas à une chose pareille, partout en Europe nous avons été bien accueillis, souvent fêtés par cette population européenne que j’ai découverte. J’ai beaucoup appris sur les pays de l’Europe, les différentes façons dont on traite les migrants : partout les conditions sont mauvaises pour nous. En Suisse, si tu es noir tu ne peux pas sortir sans te faire contrôler, arrêter, cela me dépasse, on traite des êtres humains comme des délinquants du seul fait de la couleur de la peau. Et pourtant même en Suisse l’accueil a été très chaleureux. À Berne, nous avons passé tout un après-midi et une soirée jusqu’à 23h : d’abord manifestation syndicale jusqu’à 15h, puis avec les sans-papiers suisses sur la place devant l’Assemblée nationale. Je crois que notre présence (quelques milliers de personnes) a fait passer notre message. Pas mal de passants nous ont dit que c’était très bien notre rassemblement, notre nombre était à lui seul un choc visuel, d’abord ça étonnait, mais ensuite cette idée de la marche européenne faisait réflêchir les gens sur l’oppression quotidienne que subissent les sans-papiers en Suisse. Moi j’ai rêvé d’une Europe différente, où les droits des étrangers sont respectés car ce sont des êtres humains. Pour moi, après la Suisse, le pire c’est l’Allemagne, où les migrants sont enfermés comme dans des camps.

Youssouf. C’est vrai que la Suisse est pire que l’Allemagne. Moi ce qui m’a étonné le plus ce sont les syndicats italiens. Partout les syndicats nous ont bien accueillis, mais en Italie ils ne nous ont pas seulement hébergés ; le collectif de Turin qui nous a appelés a eté vite débordé par les difficultés financières, ce sont les syndicats qui ont pris la relève, et par exemple ils ont pris en charge le coût des transports de 130 personnes de Turin à Strabourg. Je pense que c’est parce qu’ils s’occupent des droits de tous les sans-papiers et non seulement des sans-papiers travailleurs : quelle différence avec les syndicats en France !... J’ajoute que notre présence a stimulé les sans-papiers de Turin ; s’ils nous ont suivis jusqu’à Strasbourg c’est que notre exemple leur a montré qu’on peut passer les frontières.

Papa. Je veux dire d’abord qu’à Bâle l’extrême droite a demandé la démission du chef de la police : si on est sans-papiers, c’est qu’on ne respecte pas la loi, on est délinquant ; il devait donc nous empêcher d’entrer en Suisse.

Chateigne. Il faut rappeler aussi la réponse du préfet : peut-on interpeller des gens qui manifestent pacifiquement, qui n’ont commis aucun delit, qui ne portent aucun préjudice à la Suisse ?

Sissoko. Je veux intervenir à ce sujet du passage des frontières. C’est ce qui nous a fait, pendant cette marche, mettre en avant pour la première fois dans le mouvement des sans-papiers l’idée d’une révolution pacifique. Quand nous avons appelé à la marche, notre idée a d’abord été partagée par beaucoup, surtout en France. Mais, dès que ça a été clair que nous voulions faire passer les frontières à de vrais sans-papiers, les défections sont arrivées. En France, tous les collectifs et associations se sont retirés, nous accusant d’utopie, d’être des irresponsables, seuls les csp Droits devant et de Vitry sont restés. Dans les autre pays, les collectifs se sont beaucoup engagés mais seulement pour leurs étapes « nationales » et l’arrivée à Strasbourg. La traversée des frontières les a bloqués. Sauf les « Belges » qui, nous voyant, nous les « Français », arriver chez eux à plus de 130, pris d’enthousiasme, ils nous ont suivis. Cette idée d’une marche pacifique à travers les frontières a été renforcée chez nous par l’opposition générale qu’elle a rencontrée, tout le monde pensait que ce serait impossible sans des actions de force. Nous avons montré que nous avions raison d’insister sur ceci : primo, ne poserait pas de problème la présence annoncée de notre groupe pour franchir les frontières (nous avions prévenu par écrit les ministères de l’intérieur et les autorités locales des différents pays) dans le cadre d’une manifestation symbolique et pacifique contre l’existence en Europe de droits très différents dans les différents pays ; car, secundo, si des problèmes survenaient, tant mieux, tous les médias seraient obligés de parler de nous et des buts de la marche.

Chateigne. Notre préoccupation, à Droits devant, était : allons-nous passer les frontières ? serons-nous reçus par le parlement européen et la Cour des droits de l’homme ? Tout le monde maintenant dit que la marche a été une réussite. Mais il faut aller au-delà de la question logistique. Est-ce que nous avons réussi à faire passer nos revendications au niveau européen ? Voilà la vraie question, et elle est politique et de fond. Personne n’avait jusque-là, sinon clandestinement, passé les frontières européennes et avec la Suisse sans être muni d’un document légal. Nous avons fait cela, et cela a fait bouger le statu quo. Je rejoins là-dessus le camarade Sissoko, c’est une révolution pacifique que nous avons réussie : par rapport au traité européen sur l’immigration. C’est parce que nous avons traversé les frontières, que notre message a été reçu, que nous avons été reçus par les parlementaires de gauche et la Cour des droits de l’homme à Strasbourg. Les premiers nous ont assuré qu’ils feront leurs nos revendications ; la deuxième qu’elle veillera à ce que les pays membres et notamment la France exécutent les directives européennes et les arrêts de la Cour. Je rappelle que celle-ci a condamné la France en avril 2011, établissant une jurisprudence claire par rapport aux accords européens : personne ne peut être arrêté par manque de papiers. La Cour de cassation française a suivi, par son arrêt du 5 juillet dernier.

Sissoko. La marche a produit deux faits à mon avis historiques. Le droit pour les sans-papiers de manifester n’est plus un vain mot écrit quelque part, c’est un acte écrit sur les routes de l’Europe ; des sans-papiers sont sortis, au vu et au su de tout le monde, du territoire de l’État où ils se trouvent sans y perdre leur temps de présence en vue de leur régularisation. C’est un acquis d’où repartir en revendiquant, pour commencer, la libre circulation en Europe des représentants de notre Coalition internationale, de manière à être présents dans les situations qui concernent des migrants et auprès des instances où des questions d’immigration se posent.

Papa. Moi, une forte et nouvelle sensation de liberté ne m’a jamais quitté : depuis douze ans que je vis en France, jamais je n’avais pu en sortir. Ce fait d’avoir passé sept frontières, je me sentais comme un oiseau libéré de sa cage. Et puis il y avait cet élan que nous donnait partout la solidarité des populations, à l’encontre des discours des politiques. Il faut ajouter que notre passage a même amené une nouvelle impulsion à des luttes en cours : en Italie, dans la vallée de Susa où les gens luttent depuis des années, ils nous ont dit que notre ardeur leur montrait la voie pour ne pas perdre espoir. Paradoxalement, c’est en Allemagne et en Suisse où la politique d’immigration est la plus restrictive qu’il y a eu la plus forte mobilisation, et non seulement par le nombre des personnes, mais avant tout des jeunes, beaucoup de jeunes. Je pense que cette marche a été un peu comme un bébé qui dans les années à venir va grandir, devenir adolescent et adulte, dans la mesure où elle a engendré une prise de conscience même chez les sans-papiers de pays où il n’y avait pas une tradition de lutte comme en France.

Chateigne. Moi je dirais que le bébé c’était la marche Paris-Nice, où l’idée de la marche européenne a pris naissance. Maintenant le bébé a grandi et a atteint sa maturité avec la création de la Coalition internationale. Maintenant il faut aller de l’avant, être capables de penser comme pense un adulte.

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