[ [ [ Nous comptons nos morts - Yannis Lehuédé

Familles de Bafoulabé, Mali

Le 14 juillet dernier une embarcation de fortune, parmi tant d’autres, a naufragé au large des côtes de la Libye, emportant sa cargaison de vies humaines. À son bord, 110 jeunes Maliens venant la plupart du cercle de Bafoulabé, au sud-est de Kayes, à l’ouest du Mali. Un seul rescapé.
« Les médias nationaux français excepté RFI n’ont même pas donné la nouvelle », dit Diaby. C’est un constat amer, dans la bouche de ce travailleur malien immigré en France en 1979. Amer et édifiant sur la qualité et la déontologie de l’information faite en France sur les noyés de l’autre rive, ces milliers de « morts de la mer » que l’impudence légale d’État continue d’appeler des immigrants « clandestins ». Que l’on pense à ce que les médias nous auraient passé si l’inverse s’était produit : si, démarrée de cette rive vers la rive africaine avec à son bord 110 vaillants jeunes Français, l’embarcation en avait emporté 109 et qu’il n’en restait qu’un, un seul survivant à moitié mort, pour en faire le récit. Que l’on pense au flot d’« émissions spéciales », à coups d’« experts », « spécialistes » pour « tout savoir »… À fort bon droit, dira-t-on. Sans aucun doute. Mais pourquoi, de grâce, les 109 jeunes et vaillants Maliens morts de la sorte pour venir en France (personne en France n’ignore que les migrants maliens vers l’Europe viennent en France) n’y ont même pas eu droit à une brève de nos actualités ?
« C’est que, répond Sissoko, porte-parole de la Coordination parisienne de sans-papiers (CSP75), présent à l’interview, rien n’est plus normal que des nègres qui meurent. La mort d’un esclave n’est pas une nouvelle sauf si c’est utile à son maître. Les Français ont bien expliqué aux Italiens que leur opération maritime de sauvetage de migrants ne sert pas les intérêts européens et français, ça fait "appel d’air". Il faut donc que nos jeunes meurent, plus il y en a, mieux c’est ; il y en aura moins d’arrivés sur le sol français. Que ça se sache, il le faut, un peu, pas trop. Des gens pourraient finir par s’apitoyer sur notre sort, ça pourrait coûter cher aux finances d’un État et d’une société riches de l’exploitation des pays et des peuples d’Afrique, et puis aussi aux fortunes électorales d’un tas de monde. Aujourd’hui on ne nous tue plus à coups de fouet, d’un coup de mousqueton, ou la corde au cou, tout bonnement, comme dans le temps, c’est clair. C’est avec d’autres méthodes qu’on nous tue, on crée les conditions pour qu’il y ait beaucoup de gens pour profiter même de notre extrême misère. Où se trouve la vraie barbarie, aujourd’hui ? il faut se le demander : chez les tueurs aux mains sales, ou chez ces politiciens menteurs qui, en disant le contraire, en arborant cravate et mains propres, font tout pour que prolifère la masse des massacreurs potentiels ? »
Après ce grand malheur qui les a frappées, les familles maliennes originaires du cercle de Bafoulabé et celles de la région parisienne se sont réunies. Diaby Bakou est leur représentant. Écoutons sa parole posée, précise et triste.

« Nous avons appris la nouvelle par nos familles au Mali. Elles l’avaient apprise par le maire qui avait été appelé par le passeur malien de Tripoli. Ce passeur a appelé après seize jours, et nous avons cru que le naufrage avait eu lieu le 28. Mais ensuite on a su par le seul survivant que c’était le 14. Plus de 80 victimes de notre cercle ; 24 de ma seule famille ; famille élargie, au sens africain, répartie sur quatre villages. 19 Diaby, 2 Dramé, 1 Sako, 1 Wane, 1 Kebé. De ces 24, trois corps seulement ont été retrouvés.
« Tout le cercle est en deuil. Jamais un si grand malheur n’y était arrivé. Un tel nombre de jeunes, l’espoir des familles, perdus d’un seul coup ! Nous les parents de France on savait qu’ils allaient arriver, mais aucun ne savait par quel moyen, nous étions loin d’imaginer des conditions si terribles. Nous avons recueilli des renseignements, depuis : tout y est terrible.
« Le voyage est payé le plus souvent par les familles en Europe ; le prix minimum est prohibitif pour la pauvreté qui règne au pays, il dépasse le million de francs CFA. Mais il y a aussi des jeunes qui décident tout seuls de partir, sans rien dire. Ils en ont marre de rester là et d’être des pauvres démunis de tout, incapables d’aider leurs familles ; ils espèrent une vie meilleure. Ils partent sans le sou ou presque, ils s’arrêtent à chaque étape, ils se font surexploiter pour gagner assez jusqu’à l’étape suivante. Tous, les uns comme les autres, vont d’abord à Bamako. C’est là qu’il y a les vrais passeurs, les "coxeurs" qui se chargent du transport, ceux qu’il faut payer. Tout le monde sait ça, les jeunes en parlent entre eux ou quand leurs copains partis avant les appellent au téléphone ; et il y a aussi le bouche-à-oreille.
« De Bamako à Tripoli, ils voyagent séparément ; c’est-à-dire qu’à Gao ou Agadez, selon la route empruntée, des convois sont formés avec des gens de nationalité différente qui ne se connaissent pas, faciles à manier. Puis à Tripoli, les jeunes sont souvent placés dans des foyers de Subsahariens d’où ils ne sortent pratiquement pas ; en ville les Libyens sont rudes, les maltraitent souvent. C’est au moment d’embarquer qu’ils en sortent ; impossible alors de revenir en arrière, c’est la mer.
« On a un seul témoignage, celui du survivant. À la mi-août je l’ai eu au téléphone. Il restait sous le choc, il avait du mal à parler. Une fois partis, trois ou quatre heures après, le bateau (un grand canot gonflable) a commencé à se pencher du côté de la poupe, des gens sont tombés à l’eau. Les autres doivent avoir suivi, le canot s’être dégonflé, je suppose. Le jeune ne me l’a pas dit, je n’entendais plus sa voix. Quand il a pu reparler, il m’a dit qu’il s’est accroché à une planche qui a échoué sur la plage, des Libyens l’ont secouru. Les témoignages d’autres migrants m’ont appris que ces canots sont préparés à la hâte, avec des planches de bois. Ils ne sont pas faits pour naviguer, juste pour s’éloigner du rivage, assez pour être aperçus par la marine italienne. Du coup ça se perd facilement en mer. Avant d’embarquer, les passeurs dépouillent les migrants de tout, passeports, actes de naissance, tout, et aussi les ceintures et les portables et tout l’argent qu’ils ont sur eux. Ils nomment une personne et lui expliquent comment s’orienter à l’aide d’une boussole ou d’un GPS, puis ils les poussent, les abandonnent à la mer.
« Depuis de nombreuses années les familles des Maliens de France demandent à l’État malien que le développement économique et social des régions les plus pauvres devienne une priorité nationale. Jamais rien n’a été fait. C’est de ces régions que viennent la plupart des jeunes qui émigrent. Cette tragédie qui a frappé maintenant notre cercle et le pays tout entier nous fait demander que le développement des régions pauvres devienne la grande cause nationale malienne, seul moyen de stopper la saignée des forces vives du pays. C’est au gouvernement de trouver les moyens, c’est pour cela que le peuple les a élus. À la réunion des familles avec les sages, le 14 septembre à Bagnolet, il y avait aussi deux représentants du gouvernement. Le vice-consul et le représentant du ministre des Maliens de l’extérieur ont dit des choses que les familles partagent. Mais nous en avons assez de beaux mots, il nous faut des actes, des faits concrets.
« Nous n’avions jamais soupçonné la dangerosité de cette traversée. Nous savions que nos jeunes prenaient "le bateau", sans plus. On pensait à un bateau normal. Nous savons maintenant que ce n’est pas du tout ça. Aux États, nous demandons de faire cesser ce trafic d’êtres humains. »

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