Isabelle Lignier, des Dépêches Tsiganes, a été recueillir le témoignage de Raymond Gurême et de ses enfants, suite à l’agression inqualifiable dont le vieil homme a été victime, ses enfants se voyant tabassés et condamnés dès le lendemain pour “outrage et rébellion” – comme d’habitude. Comme à chaque fois que les flics viennent les embêter sur leur terrain. Là, le tabassage en règle d’un vieillard de près de 90 ans par un jeune flic apparemment très motivé. "C’est un flic de 29 ans qui a frappé mon père de 89 ans", souligne une des filles de Raymond. Lorsqu’elle demande au flic s’il n’a pas honte, celui-ci lui aurait "rigolé en pleine figure"...
Mais non, ne faisons pas semblant de tourner autour du pot : le plus terrible dans le récit soigneusement recueilli pour les Dépêches tsiganes par Isabelle Lignier qui connaît bien Raymond pour l’avoir aidé à faire son livre, “Interdit aux nomades”, c’est l’authentique "flashback" que lui vaudront ces coups de matraque : "c’est quand il a tapé sur l’arrière de l’épaule, presque derrière le cou". "C’est à ce moment là que ça m’a fait repenser…"
Et à quoi Raymond Gurême a-t-il alors repensé ?
"Ça m’a fait repenser au trajet de la gare de Brétigny au camp de Linas-Montlhéry que des policiers français nous ont forcés à faire à pied à coups de matraque et de crosse quand j’avais 15 ans – le 27 novembre 1940."
Car oui, pour qui ne le saurait pas, Raymond Gurême en a connu d’autres des polices, et messieurs Cazeneuve, Valls et Hollande feraient bien de s’excuser. Au passage, voilà qui relance une ancienne revendication, énoncée il y a plusieurs années par un autre rescapé d’Auschwitz, comme lui adolescent en 1940, Maurice Rajsfus : la dissolution des BAC, ces "brigades anti-criminalité" dites "proactives" responsables de tant de crimes. L’agression de Raymond Gurême ne doit pas restée impunie – ou, plutôt : la terreur à laquelle il a été soumis doit cesser. Or les voitures de la BAC tournaient hier encore autour de sa roulotte…
Paris s’éveille
Raymond Gurême, 89 ans, rescapé des camps, victime de violences lors d’une intervention policière
29 septembre 2014
Après une intervention policière, le mardi 23 septembre 2014 sur son terrain et des terrains voisins appartenant à sa famille, Raymond Gurême, âgé de 89 ans, présente des marques de coups et des traumatismes physiques et psychologiques importants.
Quatre membres de sa famille – deux de ses fils, un petit-fils et une petite-fille – qui se sont interposés ont également subi des violences, ont été placés en garde à vue et sont passés en comparution immédiate mercredi pour « outrage et rébellion » contre des policiers.
Si ce type de violences contre une personne âgée choque dans tous les cas, l’affaire prend un relief particulier étant donné le profil de la victime : Raymond Gurême est l’un des derniers survivants de l’internement des tsiganes et forains en France pendant la Seconde Guerre mondiale.
Il a été interné arbitrairement à l’âge de 15 ans avec ses parents et ses huit frères et sœurs. Les coups, la faim, l’enfermement étaient alors infligés par l’administration et la police françaises. Pour survivre à cette police et à cette administration qui collaboraient avec l’Occupant nazi, le petit acrobate s’est échappé loin des siens.
À de multiples reprises il a connu les camps allemands. Il a été résistant aussi. Puis il s’est tu pendant 70 ans. A eu de nombreux démêlés avec la justice et la police alors que l’internement, qui a brisé sa vie et celle des siens, restait tenu soigneusement à distance de la mémoire collective.
À partir de 2011, avec la parution du livre « Interdit aux nomades » (Calmann-Lévy), que j’ai eu l’honneur d’écrire sur la base de son témoignage oral détaillé et précis sur ce parcours de vie traversant le 20ème siècle, il s’est réapproprié son histoire et a voulu la transmettre à ses descendants mais aussi aux tsiganes, aux voyageurs et aux gadjé. Il a pour cela parcouru la France inlassablement, de collège en studio de radio, de rassemblement de résistants en manifestations pour les droits des Roms et des voyageurs. Il a aussi été à l’étranger – le livre a été traduit en italien –, en Belgique, et cet été à Cracovie et à Auschwitz-Birkenau pour un rassemblement de centaines de jeunes Roms venus de toute l’Europe.
Les violences qu’il a subies lors de cette opération policière en région parisienne ont donc immédiatement généré une page de soutien sur Facebook et un flot de commentaires indignés venus de France et du monde entier. Et ce aussi bien chez des voyageurs, que chez des Roms, des sédentaires, des historiens, des rescapés du génocide tsigane en Europe, des responsables associatifs, des artistes ou encore des professeurs, des collégiens, des lycéens devant lesquels Raymond témoigne régulièrement…
Face à un tel émoi et à la violence du traitement qui a visiblement été infligé à M. Gurême, les Dépêches tsiganes sont restés prudentes, ne se contentant pas de reprendre des éléments fragmentaires sur Facebook et cherchant à recueillir en face à face le témoignage le plus exhaustif possible de Raymond et de membres de sa famille qui ont été témoins directs. C’est ce qui a été fait le vendredi 26 septembre sur le terrain familial sans que cela ne nous dispense de tenter d’obtenir, ultérieurement, le point de vue de la police et de la justice sur ces évènements et de faire état, très prochainement, d’une série de réactions.
Témoignage de Raymond Gurême :
« Il était autour de 15h30. Je me reposais dans ma camping. J’ai entendu crier. Je me lève pour voir ce qui se passe. C’est alors que la porte s’ouvre. Un flic entre chez moi, la matraque en l’air. Il avait la trentaine. Je ne l’avais jamais vu sur mon terrain. Il était baraqué, les cheveux blonds coupés en brosse et avait de grandes oreilles. »
« Je n’étais pas très réveillé, c’était comme un cauchemar. Il me repousse vers le fond de la caravane. Je lui dis “pourquoi tu viens chez moi ?” Il me répond pas. Je laisse pas tomber et le questionne encore: “t’as un mandat pour perquisitionner”. Il me dit : “on n’en a pas besoin, on n’est pas en Amérique ici”. Je lui dis : “moi non plus je suis pas en Amérique et ma caravane non plus alors sors de chez moi”. Il a crié “Ferme ta gueule” plusieurs fois et puis c’est comme s’il avait pété les plombs, il a commencé à me taper dessus avec la matraque, une matraque en fer, télescopique. Ça faisait très mal et puis, comme j’ai que la peau sur les os, ça résonnait comme une grosse caisse. »
« Il y a un policier plus âgé qui lui a crié “attention, vas-y doucement c’est un vieux !”, mais le jeune flic qui s’acharnait sur moi ne l’a pas écouté et l’autre a paru avoir peur et s’est mis en retrait. J’avais très mal partout mais le pire, c’est quand il a tapé sur l’arrière de l’épaule, presque derrière le cou. Ça m’a comme paralysé. C’est à ce moment là que ça m’a fait repenser… [la voix de Raymond Gurême se brise dans un début de sanglot vite étouffé par un raclement de gorge]… »
« Ça m’a fait repenser au trajet de la gare de Brétigny au camp de Linas-Montlhéry [dans l’ancienne Seine-et-Oise, aujourd’hui en Essonne] que des policiers français nous ont forcés à faire à pied à coups de matraque et de crosse quand j’avais 15 ans – le 27 novembre 1940. J’ai revu le visage de mes parents et de mes frères et sœurs frappés comme moi, sans raison, par la police française. On en a pris tellement des coups ce jour-là ! On les comptait même plus. À la fin, tu ne sens plus rien tellement la douleur est forte. »
« Et ça recommence, 74 ans après, alors que j’ai presque 90 ans, j’ai été frappé sans raison par un policier français. J’ai eu peur qu’il me tue dans ma caravane, cette caravane que j’ai installée face à la colline où nous avons souffert. Ce policier a aussi cassé des objets auxquels je tenais et a tout renversé dans ma camping. J’ai essayé de sortir de la caravane, de m’évader, comme je me suis nachave [« sauvé, enfui » en romanes] du camp. »
« Quand je suis arrivé vers la porte, il m’a pris par le cou et la peau des reins et il m’a jeté du haut de la caravane vers le bas [la caravane de Raymond Gurême est situé en hauteur et trois marches servent à y accéder, le terrain familial étant ensuite en pente jusqu’au portail, ndrl]. Je partais pour m’écraser le nez par terre mais comme je suis acrobate depuis que je suis petit, j’ai donné un coup de rein et j’ai réussi à retomber sur les pieds. Le flic m’a regardé partir en vrille. Comme il a vu que je retombais sur les pieds, il est revenu il m’a retapé à l’extérieur et après, ils étaient à deux sur moi. J’ai reçu des coups de pied en plus des coups de matraque. »
« C’est là que certains de mes enfants [Raymond Gurême a eu 15 enfants et un total de 250 descendants] ont cherché à me défendre. Mais un tas de policiers leur sont tombés dessus et ne leur ont laissé aucune chance. Ils étaient déchaînés. Moi je me suis mis dans la maison [qui est au centre du terrain et dans laquelle se trouve notamment la cuisine collective et la pièce où dormait la femme de Raymond avant son décès, en 2011]. Les flics ont même fouillé la pièce qui est à la mémoire de Pauline. Ils ne respectent même pas nos morts. Ils ont tapé sur tout le monde, même des femmes, qu’ils ont traitées de “salopes” et “d’ordures”. »
« Avant de partir, comme on était sur le pas de la porte, ils ont commencé à lancer des gaz lacrymogènes. Ils m’en ont mis en pleine figure, plein les yeux. Je ne pouvais plus respirer. Mais heureusement au moins le vent était avec nous car il leur en a renvoyé aussi. »
« Quand j’ai pu aller vers le portail, j’ai demandé à une femme policier qui est la supérieure de tout ce monde-là si elle avait vu dans quel état m’avaient mis ses hommes. Je lui ai demandé aussi de les calmer pour qu’ils arrêtent de frapper mes enfants. Elle n’a rien fait et elle m’a dit, alors qu’elle n’était pas sur place quand j’ai été tabassé, “on ne vous a pas frappé, on vous a juste un peu molesté”. Mes enfants ont été embarqués et condamnés alors qu’ils n’ont fait que me défendre. Ça pour moi c’est inacceptable. »
« J’ai la couenne dure mais le premier soir j’avais tellement mal partout que je n’ai pas pu enlever mes habits pour dormir et m’allonger. Je suis resté sur une chaise toute la nuit. J’ai encore du mal à bouger plusieurs jours après et surtout à tourner la tête. J’ai aussi les boyaux qui me font mal. Et puis c’est comme si je perdais l’équilibre par moment. J’avais jamais eu ça avant. J’ai été chez mon docteur qui m’a fait un certificat médical. »
« Je suis allé porter plainte à la gendarmerie d’Egly, où ils ont été très gentils mais ils m’ont demandé de laisser l’original du certificat médical en me disant qu’ils me le ramèneraient. En tout cas je veux porter plainte et que ces policiers soient punis pour ce qu’ils m’ont fait. Il faut que ça cesse. Depuis que j’ai 15 ans, j’ai des képis sur le dos. J’ai presque 90 ans, je voudrais pouvoir vivre tranquillement sur mon terrain et que la police me laisse en paix. »
Témoignage de l’un des fils de Raymond Gurême qui a tenté de le défendre et présente aussi des traces de coups, notamment une blessure proche du cou et une large ecchymose à la cuisse. La vitre de sa caravane a été brisée et elle présente de nombreuses traces de coups également à la suite de l’intervention policière :
« Quand les flics sont arrivés, mon père dormait dans sa camping. Ils étaient nombreux, plusieurs dizaines, et nous ont dit qu’ils cherchaient un jeune de chez nous, qui a autour de 13 ans, et qui n’habite pas sur ce terrain mais beaucoup plus haut. Ça n’avait donc rien à voir avec nous et encore moins avec mon père. Mais les flics fouillaient tout le secteur.
L’un d’entre eux est monté en haut du terrain de mon père, jusqu’à ma camping. Heureusement mes gamines n’étaient pas là mais à l’école. Je lui ai dit : “tu cherches quoi ?”. Il me dit : “ça te regarde pas”. Pour ne pas lui chercher chicane à lui, je suis allé voir un autre flic qui est monté et qui était plus calme. L’autre est alors redescendu vers la camping de mon père comme un enragé. Fallait pas qu’ils repartent au commissariat sans personne, alors ils ont provoqué pour pas repartir bredouille. Ils savaient qu’en s’attaquant au père, on réagirait.
J’ai essayé de le défendre mon père. L’un de mes frères est venu avec et un de mes neveux, puis après une gamine de 18 ans de chez nous, mais on a eu tout de suite trois ou quatre flics chacun qui nous ont sauté dessus. On s’est pris des coups, on a été plaqués au sol et puis traînés jusqu’au camion de police. La mère de la jeune a essayé de la défendre mais elle s’est fait embarquer aussi. Ma femme qui est enceinte, ils l’ont tapée aussi et c’est elle qui a dû protéger son ventre. Sinon…
On a été placés en garde à vue pour “outrage et rébellion”. Avant de nous embarquer, les flics nous ont dit pour nous narguer “ça fait 4-0, quatre pour nous et zéro pour vous”. Ils marchent par but. Ils croient que c’est un match de foot. C’est abuser.
Moi j’ai eu bonne conduite quand j’ai fait l’armée, je cherche de chicane à personne mais j’ai déjà trois condamnations pour “outrage et rébellion” et à chaque fois c’est ici sur notre terrain et la plupart du temps avec les mêmes flics. C’est pas à Brétigny ou à Paris que je suis supposé “agresser” les policiers. C’est eux qui nous maravent [frapper en romanès, ndrl].
Je lui ai dit à la juge parce que dès le mercredi, on nous a fait passer en comparution immédiate. J’aurais dû reculer l’audience, j’ai pas eu le temps de réfléchir mais je voulais pas aller en cabane. Moi je sais pas bien lire et écrire, mon frère pas du tout et sur nos deux papiers de comparution, il y a des trucs dont on nous a jamais parlé [une mention « ne souhaite pas d’avocat » et « ne souhaite pas consulter le dossier » ajoutée à la main, ndrl].
On n’avait pas d’avocat quand l’audience a commencé. C’est mon père qui a été demander un avocat commis d’office. Il a été très bien d’ailleurs. Surtout qu’il y avait un tas de flics en face pour témoigner contre nous. Moi c’est toujours les mêmes noms de flics qui sont à l’origine de mes trois condamnations. Alors elle est où la justice ?
Mercredi, j’ai été condamné à plus de 100 heures de travail (d’intérêt général) et à des amendes pour les insultes que j’ai lancées aux policiers mais ils nous ont insultés aussi et mon père a été frappé ! Et dans quel état ils l’ont mis !
Comment je vais faire pour payer les amendes alors que j’ai déjà du mal à m’en sortir ? Il va falloir faire quoi ? Voler pour payer tout ça ? Franchement, c’est à ça qu’on veut nous pousser non ?
Je suis très en colère, surtout pour ce qui s’est passé avec mon père. J’ai des insomnies. Je vais faire appel de ma condamnation. “Outrage et rébellion”, c’est déjà avec ça que mon père a été envoyé en cabane. »
Une des filles de Raymond :
« C’est un flic de 29 ans qui a frappé mon père de 89 ans. Il faut vraiment être une crapule pour taper sur des personnes âgées. A 29 ans, c’est courageux de matraquer un homme de 89 ans ! Quand j’ai trouvé mon père dans cet état, j’ai dit au flic qui l’avait frappé : “t’as pas honte ?”. Il m’a rigolé en pleine figure. Mon père a été interné, déporté, résistant. Il en a déjà assez vu, la police pourrait peut-être le laisser tranquille non ? Et mes frères, vous croyez que c’est juste qu’ils soient embarqués et condamnés. N’importe qui se serait énervé de voir traiter son père comme ça. »
Un autre fils de Raymond, qui a aussi cherché à le défendre et a été placé en garde à vue et condamné pour « outrage et rébellion ». « Une fois qu’il y aura plus mon père, on va casquer encore plus avec la police. Ça va jamais finir. »
Fait chevalier des Arts et Lettres par l’ancien ministre de la Culture Frédéric Mitterrand, Raymond Gurême a gardé sa gouaille et son franc-parler. Les signes de solidarité et de soutien après ces violences ont été à la mesure de l’émotion et de l’affection qu’il suscite dans des cercles très divers depuis plusieurs années. Cette mobilisation lui permet de surmonter l’état de choc physique et psychologique dans lesquels les violences qu’ils a subies l’ont plongé. Et d’avoir la force de suivre le chemin fastidieux mais essentiel des plaintes en justice – auprès de la police des polices et du défenseur des droits.
Certains – y compris chez les voyageurs ou dans certains cercles du pouvoir – trouvent pourtant que Raymond Gurême a « mauvaise réputation » puisque lui ou des membres de sa famille ont souvent maille à partir avec la police. Ce qui donne l’envie de leur fredonner du Brassens « Au village, sans prétention, J’ai mauvaise réputation…Que je me démène ou que je reste coi, Je pass’ pour un je-ne-sais-quoi. Je ne fais pourtant de tort à personne, En suivant mon ch’min de petit bonhomme ; Mais les brav’s gens n’aiment pas que l’on suive une autre route qu’eux… » Et de leur rappeler que cet argument de la « mauvaise réputation » a été employés par les Nazis pendant la Seconde guerre mondiale pour maintenir internée pendant des années la famille Gurême, qui avait des carnets forains et n’aurait jamais dû être raflée par l’administration française, l’ordre d’internement ne concernant normalement que la catégorie administrative des « nomades ».
A l’heure où nous diffusons cet article sur le site des Dépêches Tsiganes, nous apprenons qu’une voiture de la BAC (brigade anti-criminalité) dans laquelle se trouve le policier qui a frappé Raymond vient de passer à vitesse ralentie devant son terrain…
Isabelle Ligner
[Source : les Dépêches tsiganes]