Alain Bertho est professeur d’anthropologie à l’Institut d’études européennes et directeur de l’École doctorale de sciences sociales de l’université Paris-VIII Saint-Denis. Ses recherches s’articulent depuis vingt ans autour de la crise du politique et de l’État, et ont comme principale problématique la question de la banlieue. Il anime un site internet, Anthropologie du présent [1], où il relaie et analyse les émeutes dans le monde entier. Il a accepté de répondre à nos questions.
Notons que les informations répercutées sur son blog "anthropologie du présent" ont été les premières à donner une indication de la température dès le début de ce mois d’octobre 2010 (et qu’elles ont abondamment alimentés le site de Paris s’éveille).
Alternative libertaire : Quelle interprétation faites-vous des révoltes qui
ont eu lieu dans les banlieues en novembre 2005 ?
Alain Bertho : Les émeutes de 2005 inaugurent un nouveau cycle d’émeutes en
France et dans le monde. Dans ce nouveau cycle, la question de la place de la jeunesse populaire et de la valeur de la vie des jeunes est posée avec force. Les émeutes déclenchées par la mort d’un jeune dans laquelle la responsabilité des autorités est engagée se multiplient depuis dans le monde, sur tous les continents.
En 2008, elles ont duré trois semaines en Grèce après l’assassinat du jeune Alexis. Durant l’année 2008, on en compte 13 dans 10 pays différents. En 2009, on en compte 27 dans 17 pays et autant depuis le 1er janvier 2010.
Sont aujourd’hui concernés des pays aussi divers que l’Argentine, le Bangladesh, la Chine, la Colombie, la Côte d’Ivoire, l’Equateur, l’Espagne, Haïti, le Honduras, l’Inde, l’Indonésie, l’Italie, le Kenya, le Mexique, le Venezuela ou le Burkina Faso ! La seconde question qui est posée avec force est celle de la rupture entre la jeunesse – mais pas seulement la jeunesse – et l’État.
Dans l’État, j’inclue la politique institutionnelle. Il n’y a plus de langage commun. Il n’y en a peut-être même plus le souhait. Les mots deviennent des champs de bataille et à l’inverse ce sont les batailles de rue qui disent le mieux la colère et la souffrance.
• À quoi est due selon vous cette révolte qui eut lieu dans toute la France, à la différence des révoltes de 2007, par exemple, qui restèrent localisées à Villiers-le-Bel ?
Alain Bertho : L’événement inaugural est général. Il montre la communauté de
colère et de souffrance d’un bout à l’autre du pays, entre des gens qui ne se connaissent pas. Cette communauté n’a pas besoin de se manifester de nouveau de cette façon. De l’affrontement général, on est passé à l’affrontement latent, permanent ou toujours possible. D’une certaine façon, l’émeute de 2005 ne s’est jamais arrêtée. Elle se poursuit sous d’autres formes. Ce qu’on a perdu en extension, on le gagne en intensité.
En 2005, les affrontements directs avec la police ont été rares. Ils sont de plus en plus fréquents et de plus en plus violents. Méfions-nous : la localisation de l’affrontement ne signifie en aucun cas qu’il n’y a pas des centaines de milliers de personnes qui se sentent concernées, voire solidaires.
• Dans Le Temps des émeutes [2], vous analysez le phénomène émeutier aujourd’hui dans le monde. Qu’en est-il ?
Alain Bertho : Depuis la sortie du livre, le phénomène a pris une ampleur qui m’a moi-même surpris. J’ai alors travaillé sur environ 300 situations d’émeutes.
Depuis plusieurs années, je me tiens quotidiennement à jour de ce qui se passe dans le monde et j’ai compté près de 550 situations d’ampleur variée dans 96 pays en 2009. Depuis le 1er janvier 2010, je crois qu’on a dépassé les 700.
La quasi-invisibilité du phénomène dans les grands médias est suffocante. On ne commence à parler des émeutes quotidiennes au Cachemire qu’en septembre 2010 alors qu’elles ont commencé le 17 juin (à cause de la mort d’un jeune !) et qu’elles ont déjà fait une centaine de morts. Les émeutes ouvrières du Bangladesh, qui étaient des émeutes d’enfants ouvriers, ont été passées sous
silence.
Le phénomène émeutier marque son unité à travers ce que j’appelle le répertoire, c’est-à-dire les actes par lesquels on affronte les pouvoirs. Ces actes sont différents de ceux des révoltes antérieures et les images se ressemblent étonnamment d’un continent à un autre. Il n’est pas toujours simple de distinguer un jeune étudiant vénézuélien d’un jeune Palestinien sur l’esplanade des Mosquées, un jeune Kurde d’un émeutier d’Hambourg.
Quelques grandes causes de colère s’affirment et se renforcent : émeutes du logement, émeutes de l’électricité, émeutes contre la vie chère. D’autres apparaissent. Une des caractéristiques fortes de l’année qui vient de s’écouler est l’extension nouvelle des émeutes ouvrières.
• Peut-on dire que ce phénomène est en extension car la lutte des classes ne
peut plus se mener prioritairement sur le lieu de travail ?
Alain Bertho : Ce n’est pas tout à fait cela. Il y a en fait trois processus qui convergent. Le premier est l’effondrement, partout, de l’espace de représentation politique et le face-à-face direct des gens et de l’État sans médiation politique. C’est sans doute la première leçon des émeutes. Le second processus pourrait être caractérisé comme « l’extension du domaine de la lutte » : ce face-à-face des gens et des pouvoirs, celui de l’État comme celui du Capital, touche tous les domaines de la vie.
De ce point de vue, c’est vrai, l’ancien combat de classe déborde les murs de l’usine et prend la ville dans son ensemble parce que l’exploitation elle-même déborde les murs de l’usine. Enfin, il faut compter ce qu’on appelait la « conscience de classe » comme un dispositif subjectif de représentation politique. Celui-ci, dans ses formes anciennes, s’est effondré comme les autres. Privés de cette subjectivité politique, les ouvriers se retrouvent en quelque sorte logés à la même enseigne que les autres. Et du coup l’émeute rentre à l’usine !
• Selon vous, quelle solution permettrait de passer de ce phénomène émeutier à
un mouvement social des quartiers populaires offrant des perspectives d’émancipation sociale ?
Alain Bertho : Ma question est moins précise et peut-être plus ambitieuse : comment passer de l’émeute à la politique ? Je ne pense pas qu’elle puisse être posée – et résolue – de l’extérieur de la révolte qui s’exprime là. Car il s’agit ni plus ni moins que de fonder une nouvelle figure de la politique, de ses objectifs, de ses formes d’action, de son rapport à l’État.
Je ne sais pas combien de temps, ni quelle forme cela prendra. Ce que je pense en tout cas c’est que, contrairement à ce qu’a été la politique qui a dominé le XXe siècle, la politique d’émancipation à venir, si elle émerge, ne s’organisera pas autour de la conquête du pouvoir d’État.
Propos recueillis par Nico P. (AL Paris Nord-Est)
Contact : www.mediapart.fr/club/blog/alain-bertho
[1] Voir : berthoalain.wordpress.com
[2] Alain Bertho, Le temps des émeutes, Bayard Centurion, 2009, 271 pages, 19 euros.
[Source : anthropologie du présent]