[ [ [ DISSOLUTION DE LA CNIL - Yannis Lehuédé

Depuis sa création en 1978, la Commission Nationale Informatique et Libertés n’a jamais cessé de justifier et
de faciliter l’exploitation numérique de nos vies.

Main dans la main avec les gouvernements et les industriels, elle a concrètement travaillé à ce que
l’inacceptable semble acceptable, en réduisant la liberté au contrôle des flux informatiques.

Sa mission a consisté à endormir toute critique et toute révolte, en jugeant à notre place et en notre nom de
ce qui pouvait porter le nom de liberté. Le marchand de sable a bien travaillé : en vingt ans, les pires
anticipations de la science-fiction se sont matérialisées dans l’impuissance générale.

C’est pourquoi nous proclamons aujourd’hui la dissolution officielle de la CNIL.
Ainsi la « révolution numérique » cessera-t-elle d’apparaître comme une nécessité inéluctable porteuse de
dérives, mais bel et bien comme une pathétique contre-révolution imposée par les industriels et les
gouvernants. C’est désormais à nous tous qu’il revient de juger de ce qui est, ou non, compatible avec la
liberté.

Aujourd’hui, vendredi 14 décembre, nous sommes venus de toute la France occuper les locaux de l’institution
défunte. Nous pensons nous y établir quelque temps afin de concrétiser les objectifs suivants, qui constituent
selon nous les conditions élémentaires de notre remise en liberté :

  • Le bannissement de la biométrie et des puces RFID
  • L’abolition de la vidéosurveillance sous toutes ses formes
  • Le démantèlement des fichiers de police (STIC, FNAEG, JUDEX etc.)
  • L’abolition de la carte d’identité

Expliquons-nous.

Contrôle, surveillance et traçabilité sont désormais un mode de vie. C’est le fichage systématique :
STIC, FNAEG [1], VELIB’ ou NAVIGO’. C’est l’accompagnement permanent : téléphone portable ou GPS. C’est
le regard perpétuel : vidéosurveillance ou cookies. Ces nouvelles technologies, en pénétrant toutes les
activités humaines, ont rendu l’anonymat obsolète.
Beaucoup se contentent de l’illusion d’être, grâce à la gestion électronique, protégés contre le voisin
pédophile, les retards de trains, les agressions inopinées. Bien peu réalisent que cette sécurité totale — et
totalement fantasmée — contre le temps perdu et les évènements fortement improbables, se paie d’une
vulnérabilité inédite à l’égard de l’Etat et des entreprises.
La France d’aujourd’hui, c’est pour certains une grande prison, pour d’autres une vaste garderie, c’est
en tout cas un traitement continu de la population, tantôt bien traitée ou maltraitée, mais certainement toujours
gérée. Nous ne sommes plus que « des chiffres dans des graphiques que dressent des imbéciles ».

Les industriels et l’Etat ont fait de nous les jouets de la marchandise numérique, devenue un mode de
vie incontournable. Incontournables ainsi, ses effets dévastateurs sur la santé et l’environnement, depuis les
ondes électromagnétiques jusqu’à la pollution inédite générée par ces milliards de gadgets. Inévitables, ses
effets délétères sur les relations humaines, disloquées par les sollicitations permanentes des machines, et
prisonnières d’une tyrannie de la nouveauté qui rend nos grands-parents, et parfois nos parents, « 
complètement hors du coup ».

De 1978 à 2007, la CNIL fut l’instrument privilégié de cette progressive réduction en esclavage, qu’elle
facilita considérablement, en la présentant comme nécessaire et conforme à la liberté.


Brève histoire de la CNIL
Le marquage au fer des Indiens réduits en esclavage était devenu une pratique courante. En 1526,
un décret royal parvint aux Amériques, stipulant que dorénavant, le marquage devrait être réalisé
en présence d’un représentant de l’Etat, et une fois seulement que le statut de l’Indien concerné ait
été vérifié. (…) Mais rien ne changea, bien que certaines sources indiquent qu’un gouverneur
libéra un cargo d’esclaves que l’on envoyait illégalement aux mines. Avant de les remettre dans
un bateau à destination de leur encomienda, il les fit marquer au fer rouge avec l’inscription
« libre », pour annuler le marquage au fer rouge du propriétaire illégal.
Hans Koning, The conquest of America.
La CNIL fut créée en janvier 1978 par des bureaucrates, et dissoute en décembre 2007 par une partie du peuple.
Sa création coïncide avec le scandale provoqué par le premier grand projet de fichage informatique par l’Etat, le projet
Safari, 1974 [2]
.

Il devint clair à ce moment-là que l’informatique donnait à l’Etat des moyens de contrôle sans commune
mesure avec ceux du passé, l’interconnexion des fichiers facilitant l’organisation de rafles et de persécutions diverses. La
CNIL servit donc d’emblée à endormir les citoyens : vous aurez le fichage informatique, mais vous pourrez connaître et
rectifier ces données grâce à la CNIL. Ce qui s’est rapidement révélé aussi absurde qu’impraticable.

En tant qu’émanation de l’Etat, il allait de soi que la CNIL ne s’opposerait pas au développement croissant des pouvoirs
de l’Etat grâce à l’informatique. Il allait aussi de soi qu’elle ne voudrait pas brider le formidable développement industriel
offert par la gadgetterie électronique, vecteur d’une croissance illimitée.
Les 17 commissaires de la CNIL, tous grands commis d’Etat, se sont presque toujours distingués par leur complaisance à
l’égard des diktats du marché et des gouvernements.

Plus encore, certains ont joué un rôle remarquable dans la mise en place de la surveillance automatisée et des gadgets
numériques.

Philippe Lemoine, en cumulant illégalement les fonctions de commissaire à la CNIL et de PDG de Laser et de Cofinoga,
est en bonne position pour arbitrer équitablement le brûlant conflit d’intérêts qui oppose les industriels aux défenseurs des
libertés. Dès 2005, à Caen, la société Laser, qu’il dirige, teste le paiement automatisé par le téléphone portable. Fin 2006,
Laser met en place aux Galeries Lafayette le paiement à distance grâce à la technologie RFID des puces sans contact.

Alex Türk, président de la CNIL à partir de 2004 et sénateur de droite, se décrédibilise très tôt en rendant la CNIL
juridiquement impuissante face aux fichiers concernant la sûreté d’Etat (Défense, sécurité publique) — ce pour quoi elle
avait été initialement créée. Il est en effet rapporteur au Sénat de la refonte de la loi informatique et libertés de 2004, qui
ôte à la CNIL ses pouvoirs contraignants et légalise tous les fichiers de police jusque-là hors la loi.

En 1995 (Loi Pasqua), la CNIL avalise la généralisation de la vidéosurveillance. Le 9 Juillet 2007 (AFP), Alex Türk
rappelle publiquement : « La CNIL n’est pas contre la mise en place de réseaux de vidéosurveillance par principe [3] ».

En 2005, la CNIL déclare que « les Français devront accepter un affaiblissement des libertés individuelles afin de
renforcer la sécurité collective » et approuve de nouvelles mesures sécuritaires au nom de la lutte anti-terroriste.
Il est donc peu surprenant que la période d’exercice de la CNIL ait coïncidé avec un développement accéléré du
gouvernement numérique, comme l’illustre cet inventaire de procédures officiellement déclarées compatibles avec la
liberté par la CNIL :

  • le pass’ navigo et ses nombreux avatars (décembre 2004)
  • les spams « dans le cadre professionnel » (mars 2005)
  • Microsoft et Vivendi autorisés à utiliser des logiciels espions pour dénoncer les internautes usagers du peer-to-peer
    (avril 2005)
  • la carte de fidélité biométrique (avril 2005)
  • les assureurs médicaux autorisés à constituer des fichiers de prescription de leurs assurés (AXA en 2004, Groupama et
    SwissLife en 2005)
  • la biométrie dans les cantines scolaires (janvier 2006)
  • les entreprises de location de voitures autorisées à ficher les conducteurs auteurs d’infractions (juillet 2006)
  • le passeport biométrique
  • la biométrie faciale — reconnaissance automatique des visages par les caméras — autorisée « à des fins de recherche »
    (février 2007)
  • le dossier médical personnalisé, c’est-à-dire informatisé (mai 2007)
  • les compagnies d’assurances autorisées à mettre des mouchards électroniques dans les véhicules de leurs assurés
    (septembre 2007).

Jusqu’à la dissolution officielle de la CNIL en décembre 2007, rares ont été les habitants du territoire français à réaliser
que l’on se moquait d’eux. Bien qu’on ait pu parfois entendre, au détour d’un bistrot de quartier, proférées avec lassitude,
ces quelques sages paroles : « La CNIL ? Pfff…c’est du pipeau ».
D’une certaine manière, c’était plus grave que ça. La CNIL fut positivement impliquée dans la mise en place de la société
numérique, qu’elle avait pour tâche de rendre à la fois potentiellement menaçante et objectivement acceptable. C’est
pourquoi la CNIL releva moins de la simple fumisterie que d’une excellente agence de développement du monde
numérique.

En somme, le travail de l’institution se résuma à trois choses :

1° Mettre en place de façon provisoire, là où de nouvelles formes de surveillance numérique étaient créées, des
contrepoids aussi futiles qu’elle-même.

2° Piloter en amont des projets industriels indéfendables de façon à les rendre compatibles avec le niveau de servitude
médiatiquement annoncé comme acceptable [4].

3° Enfermer la question de la liberté dans une expertise incompréhensible de façon à désarmer toute opposition aux
technologies informatiques.
Votre liberté, les experts s’en chargent
(c’est trop compliqué pour vous)
Des écrans partout. Des ondes électromagnétiques dont on ne sait rien, sinon qu’elles sont nocives. Des métiers qui se
transforment ; certains qui disparaissent. Des publicités qui surgissent de nulle part et s’individualisent. Des machines
qu’il faut acheter pour travailler et « être à jour », et ensuite jeter, sans avoir jamais compris comment elles marchaient.

Tous ces objets qui carburent au nucléaire et battent tous les records de pollution.

Qui l’a vraiment choisi ? Qui l’a vraiment voulu ?
Au nom de quoi et de qui la CNIL décida-t-elle que ces transformations de nos modes de vie étaient compatibles avec la
liberté ?

L’existence d’une Commission informatique et libertés a pour principale fonction de faire en sorte que la
population apprenne à ne plus juger. Car les experts ès libertés qui la composent sont devenus les seuls dépositaires de
la « bonne critique ». La biométrie, c’est bien ou c’est pas bien ? Ca va, la CNIL l’a autorisée.

Bien évidemment, la « bonne critique » selon la CNIL — c’est-à-dire selon l’Etat — est une critique ouverte sur l’avenir,
constructive, responsable. Une critique qui ne refuse pas en bloc les innovations, mais qui les accepte en posant des
garde-fous dont il est pourtant évident qu’ils tomberont d’eux-mêmes une fois le système mis en place. Vous connaissez
beaucoup de gens qui portent plainte quand ils reçoivent des spams non désirés ? Vous pensez vraiment que les patrons
ne se serviront pas de la biométrie et du GPS pour fliquer les employés, maintenant qu’ils sont autorisés « sous
conditions » ? Et si, s’apercevant que ces technologies servent uniquement les intérêts des pouvoirs, on ne voulait pas de
biométrie du tout ? Pas de RFID du tout ? Pas de tests ADN du tout ? Allons…ce n’est pas responsable.
L’expertise en matière de liberté sert tout simplement à adapter nos critères de jugement et nos valeurs à la société
voulue par les dirigeants. Evacuant tout questionnement d’ensemble, toute révolte sensible, les experts ès libertés
élaborent purement et simplement une éthique de robots. La transformation des modes de vie de toute la population est
ainsi soumise à des questionnements purement techniques, d’une complexité digne des controverses théologiques. La
CNIL ne demande pas, à propos des RFID : « pourquoi gérer les personnes comme des produits de supermarché ? » Elle
considère : « le stockage des données dans le système informatique relié au dispositif doit être à durée limitée ». Elle ne
dit pas, à propos de biométrie : « les gens ne sont pas des codes-barre », mais : « le degré d’intrusion du système
biométrique en vigueur doit être proportionné à la finalité poursuivie ». La CNIL ne se préoccupe pas de dignité, parce
qu’elle considère a priori normal que nous soyons gérés comme des marchandises. Peu à peu, tout le monde s’habitue à
penser dans la novlangue « Informatique et libertés », et la liberté en vient à signifier le contrôle des flux informatiques
émis par le troupeau humain.

La liberté restera un vain mot tant que nos vies seront pilotées par les industries et les administrations. Quelle
dignité nous reste-t-il, quand la traçabilité numérique nous octroie tour à tour le statut de criminel, de maniaque en
puissance ou de paquet de lessive ? De quelle indépendance pouvons-nous bénéficier, quand la marchandise s’immisce
dans chaque geste de la vie quotidienne ? A quelles conditions le fait de vivre ensemble peut-il avoir du sens, à l’heure où
tout est fait pour convaincre les plus jeunes que seule la vie numérique est digne d’être vécue ? Si nous ne voulons pas
être les éternelles victimes du fait accompli, c’est à nous, qui vivons dans ce pays, de décider ce qu’est la liberté, et de
nous opposer collectivement à ce qui la rend impossible.
La lutte paie ! Dans un certain nombre de lycées en France [5], la mobilisation des élèves et des professeurs contre la
biométrie a permis de se débarrasser des machines. Ces mêmes machines que la CNIL autorise systématiquement
depuis 2006.

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