[ [ [ L’ennemi intérieur, de la guerre coloniale au contrôle sécuritaire - Yannis Lehuédé

Faire la généalogie des figures de l’ennemi intérieur dans la pensée militaire française [1] permet de montrer comment la
pensée sécuritaire a été alimentée à partir de la reformulation d’un certain nombre de dispositifs de contrôle conçus pour,
par et au travers de la guerre coloniale.

En analysant la manière dont les courants dominants de la pensée militaire
française ont conçu le contrôle de l’immigration, nous avons observé la reconstruction d’un ennemi intérieur
socio-ethnique, la régénération puis la généralisation dans le temps et dans l’espace, à travers le modèle sécuritaire, d’une
technologie conçue pour le contrôle exceptionnel de populations infériorisées : la lutte contre-subversive.

Nous allons nommer « pensée militaire » le réseau d’énoncés dominant le champ de production et de diffusion des
discours dans l’institution militaire. Nous nous intéresserons en cela à des courants de pensée et non pas à la doctrine.

Il
s’agit de montrer comment certains énoncés parviennent à orienter l’institution pratique de la violence d’Etat à partir d’un
multi-positionnement aux marges du discours officiel ou doctrinal et dans de multiples sous-secteurs des champs de la
production et de la légitimation du contrôle. Les étapes de la construction discursive de la menace migratoire montrent
que celle-ci résulte de luttes et solidarités entre réseaux d’idées et qu’elle découle notamment de la montée en puissance
et de la multipolarisation de réseaux motivés par la remobilisation, aux côtés du concept de dissuasion, du répertoire de
la subversion.

Les formations discursives mises en jeu par les grands médias de la communauté politico-militaire [2] et par la principale
structure civilo-militaire de « promotion de l’esprit de défense [3] » permettent de reconstruire la généalogie de ces
courants de pensée et d’étudier les mécanismes de lutte pour la reconnaissance de l’immigration comme menace.

Nous
avons pour cela isolé les idées et rhétoriques principales autour desquelles s’organisaient les énoncés observés à la fois
dans le corpus de presse et dans les archives de l’IHEDN. Nous les avons classées en courants de pensée en situant les
positions de leurs énonciateurs dans le champ et leurs interrelations. Pour chaque respiration historique, nous avons pu
définir de deux à six positions principales, souvent inégales et entretenant des liens de solidarité et/ou de conflit.

L’histoire des pensées contre-subversives et celle de la construction de l’immigration comme menace mettent en évidence
le fait que la désignation de l’immigration, de la délinquance ou des violences urbaines comme des menaces intéressant
la défense nationale ont fourni un répertoire alternatif face à la disparition des menaces qui avaient permis de justifier la
doctrine de défense globale [4].

Nous tentons de montrer que les technologies contre-subversives issues du terrain
colonial, la lutte contre l’immigration et l’élaboration du contrôle sécuritaire ont finalement ceci en commun d’appeler à
la coopération inter ou trans-nationale. La construction de l’immigration comme menace s’inscrit ainsi dans le cadre de la
représentation d’une menace transversale et globale, susceptible de promouvoir la mise en oeuvre d’un contrôle sécuritaire
global.

La question postcoloniale. Repenser la subversion
intérieure dans le contexte de la dissuasion

La lutte contre-subversive émerge à l’intersection de la Guerre froide et des guerres coloniales. La question postcoloniale
interroge ce qui a pu être conservé, évacué ou reformulé de ces dispositifs de contrôle à travers les configurations
socio-historiques issues des guerres coloniales.

La dissuasion contre la subversion

L’installation de Charles De Gaulle au pouvoir en 1958 scelle une opposition entre deux réseaux dominants à l’intérieur
de l’institution politico-militaire. Ceux-ci s’organisent autour de deux idées contradictoires. Le premier considère qu’il
est possible de reconduire les intérêts énergétiques, économiques et stratégiques français en Algérie à travers la mise en
place d’un Etat algérien subordonné et d’une nouvelle forme de tutelle, la « Communauté française ».

Le second
s’organise autour des théoriciens et des techniciens de la doctrine de la guerre révolutionnaire pour imposer la
souveraineté française et maintenir l’axe Paris-Brazzaville, en instituant un commandement militaire sur l’Algérie, censé
être garant du non-encerclement par le monde communiste de la tête de pont OTAN que constituait l’Europe occidentale
[5].

La genèse politico-militaire de la Ve République est en partie le fruit des luttes des réseaux gaullistes ou
souverainistes pour dominer, contenir ou orienter celui des subversifs.

Considérant le militaire comme le chirurgien d’un corps national pourrissant, la doctrine de la guerre révolutionnaire et
les théories contre-subversives justifient l’avancée du militaire sur le civil et le politique, et appellent à la mise en place
de juridictions d’exception tendant à permettre au militaire de se déployer dans le cadre civil et policier [6]. Elle fournit
en cela un projet de conquête de la société pour les réseaux qui la promeuvent et les industriels qui les soutiennent. Elle
s’appuie notamment sur une utopie de société immunisée contre toute forme de désordre, une société militarisée. Les
tentatives de coups d’Etat militaire de la fin de la guerre d’Algérie font prendre conscience au président De Gaulle de
cette dimension. La doctrine, après avoir structuré toute la pensée et la pratique de la pacification dans la guerre
d’Algérie, se voit ainsi évacuée du contrôle intérieur et employée dans la formation des Etats postcoloniaux affiliés à la
France et en direction des armées alliées [7]. Son externalisation répond en cela à la stratégie de la dissuasion, qui, en
plaçant la France de manière indépendante dans l’équilibre nucléaire, devait lui permettre de relativiser la perte de
l’empire.

Les pensées contre-subversives se sont alimentées d’une série d’allers et retours entre théâtres d’opérations et
amphithéâtres, entre terrain et bureaux. Elles furent d’abord véhiculées par des officiers en opération en Indochine, puis
en Algérie, et des cadres politico-militaires chargés de la réflexion et de l’enseignement sur la guérilla et la Guerre froide
en métropole. Elles sont conçues par de jeunes officiers comme Charles Lacheroy et Roger Trinquier, dont le parcours
retrace celui de la doctrine de la guerre révolutionnaire, depuis les maquis indochinois jusqu’aux amphithéâtres
politico-militaires des pays de l’OTAN, physiquement ou à travers leurs ouvrages. Comme d’autres, restés anonymes,
ces officiers furent tenus en échec puis vaincus par la guérilla Viet-Minh. Ils promeuvent à leur retour en métropole une
analyse largement racialiste et anticommuniste du phénomène, teintée de rhétoriques émanant des travaux sur la foule
issus de la psychologie sociale de l’entre-deux-guerres [8].

Ils proposent de renverser au profit des intérêts occidentaux les
techniques d’emploi de la « terreur » observées en Indochine. Après avoir séduit la majorité des réseaux dominant la
réflexion politico-militaire sur le « problème colonial » et orienté les activités des principales institutions chargées de
diffuser la pensée militaire (CHEM, ESG, IHEDN, CEAA, etc.), ceux-ci sont propulsés par de plus vieux énonciateurs,
dominant par ailleurs les courants principaux de la pensée politico-militaire et largement anticommunistes, tels que les
généraux Ely, Beaufre, Allard, Boucherie, Le Hingrat, Nemo ou Hogard. Ces énoncés vont ainsi être dotés d’un statut
doctrinal, officiel, légitime et orienter l’ensemble des pratiques de la violence militaro-policière jusqu’à la fin de la guerre
d’Algérie [9] et ce, à travers la mise en place de nombreux bureaux sur le terrain (5e bureau d’action psychologique,
CIPCG d’Árzew, SAS, DOP, etc. [10]).

La bataille d’Alger et le dispositif de protection urbain mis en place par le
général Massu et le colonel Trinquier constituent, à ce titre, les expérimentations les plus approfondies et les plus
médiatisées de la pratique de la guerre révolutionnaire.

On peut synthétiser les pensées contre-subversives à travers cinq propositions principales, dont la somme constitue une
sorte de diagramme de la doctrine de la guerre révolutionnaire :

1. Les populations colonisées sont des milieux de prolifération de la menace communiste qu’il faut immuniser.

2. Le renseignement doit permettre de faire apparaître les hiérarchies parallèles adverses qu’il faut tenir, détruire ou
remplacer.

3. La terreur permet de tenir la population, l’ennemi s’en sert, il faut tourner cette arme contre lui.

4. L’action psychologique permet de retourner la population tenue et la guerre psychologique de tromper l’ennemi.

5. Le quadrillage militaro-policier de l’espace urbain constitue un acte chirurgical radical pour immuniser la population
subvertie.

L’histoire de la construction de l’ennemi intérieur postcolonial dans la pensée politico-militaire française s’enchevêtre
avec celle de la restauration de la subversion aux côtés de la dissuasion, à son retour dans le cadre du contrôle intérieur.

Les années 1960 constituent ainsi une phase d’imposition de la doctrine gaulliste de la dissuasion et de réduction des
théories de la lutte contre-subversive pour lesquelles la traque de l’ennemi intérieur et la gestion de la « terreur » dans la
population constituaient une technique de contrôle social.

Concevoir le désordre mondial, premiers retours sur la subversion

La réflexion sur la subversion intérieure réapparaît au début des années 1970, parallèlement à l’émergence du « problème
de l’immigration » et ce pour plusieurs raisons. En premier lieu, il s’agit pour la pensée politico-militaire de comprendre
les transformations majeures que subit la géopolitique, notamment l’essor diplomatique du tiers-monde et les vastes
crises énergétiques, économiques et stratégiques consécutives à la guerre de Kippour.

Pour interpréter ces
bouleversements, l’ordre du discours politico-militaire autorise certains courants de pensée relégués à promouvoir des
modèles marginalisés. Dès la présidence de Georges Pompidou et le lessivage du SDECE [11], une coopération poussée,
notamment en termes de partage de connaissances avec les Britanniques pour l’expérimentation de la contre-subversion
face aux républicains irlandais, avait autorisé les tenants de la subversion à réapparaître dans l’ombre de Frank Kitson,
l’un des théoriciens principaux de la version anglo-saxonne de la contre-subversion. L’arrivée au pouvoir de Valéry
Giscard d’Estaing et de Michel Poniatowski inaugure le dépassement de cette pensée d’Etat incarnée par Jacques Foccart
et Charles De Gaulle qui avait restreint l’emploi de l’arme contre-subversive à certains domaines (l’influence extérieure et
la protection du président et de son parti notamment). Autour du nouveau président et de son ministre de l’Intérieur,
passés tous deux par l’ENORSEM [12] lorsqu’elle était dirigée par le colonel Lacheroy, les réseaux de la subversion
voient leur ségrégation restreinte. Au gré des amnisties successives en direction des putschistes de la fin de la guerre
d’Algérie [13], les réseaux dominant la production de la pensée militaire vont se réorganiser et redistribuer une légitimité
relative aux promoteurs des théories contre-subversives [14].

La grande majorité d’entre eux a vécu les événements de
1968 comme une menace de destruction de la France par la « chienlit ». Le parcours de Valéry Giscard d’Estaing
représente assez bien l’accession aux sphères de commandement d’une génération marginalisée sous Charles De Gaulle et
décidée à redresser une France assaillie par une série de subversions intérieures, comme le gauchisme, la drogue ou la
délinquance. Les théories contre-subversives font leur premier retour en force dans la pensée militaire officielle du
contrôle intérieur à cette occasion. Le général de Favitski, pour son discours de clôture de la 86e promotion de l’ESG, le
26 septembre 1974 [15] explique :

« L’étude du problème de la subversion et de la lutte anti-subversive, même si elle n’a pu recevoir la place autonome
qu’elle mérite, a été réintroduite dans le programme avec l’accord du CEMAT [16] et a saupoudré tel ou tel des exercices
existant [17] ».

Il faut comprendre que le retour de la subversion s’articule aussi à l’intégration de réseaux de pensée de gauche dans les
courants dominant la pensée politico-militaire. C’est ce que reconnaît Pierre Dabezies, ancien adjoint de Roger Trinquier
en Algérie et entré en politique comme gaulliste de gauche. Il l’explique dans une conférence de 1976 sur « l’esprit de
défense », prononcée à l’Ecole militaire. Cette gauche militariste n’est effectivement pas entravée par l’héritage gaulliste,
elle reconduit la figure de la menace globale soviétique et une partie adhère largement au paradigme contre-subversif.

Au
coeur de ces penseurs de gauche du contrôle du territoire et de la lutte contre-subversive, on trouve notamment Charles
Hernu, Jean-Pierre Chevènement et François Mitterrand [18]. Le migrant postcolonial apparaît ainsi dans ce contexte de
bouillonnement de la pensée politico-militaire comme une figure de concorde et de synthèse entre discours de la
dissuasion et discours de la subversion. Il permet de trouver un point de consensus entre une nouvelle pensée
politico-militaire de gauche et les courants héritiers d’une position hégémonique sur le champ.

L’arrivée de la gauche au gouvernement en 1981 et la réintégration par Mitterrand des derniers putschistes et partisans
OAS de l’Algérie vont accentuer ce phénomène. Ainsi, après les réhabilitations précédentes, après avoir déposé une
proposition de loi prévoyant « la réintégration de plein droit dans les fonctions, emplois publics, offices publics ou
ministériels ainsi que les divers droits à pension des anciens de l’OAS en 1966 », en novembre 1982, François
Mitterrand fait réintégrer dans leurs droits les huit derniers généraux putschistes, comme cela avait été prévu pendant la
campagne en direction des milieux pieds-noirs et de l’armée représentée, dans ce courant, par le général Jeannou Lacaze
[19], un ancien du service action du SDECE et des structures de « contre-terrorisme » issues de la guerre d’Algérie.

L’ouvrage du général Jean Delaunay, un ancien d’Indochine et d’Algérie, paru en 1985 et intitulé La Foudre et le Cancer
[20], constitue ainsi l’acte fondateur du retour officiel des théories contre-subversives dans le champ de la pensée
politico-militaire légitime. Celui-ci y promeut, tout en conservant la doctrine de la dissuasion face au péril nucléaire (« la
foudre »), la restauration des techniques psychologiques visant à amener la population à se protéger des nouvelles
subversions (« le cancer ») que représenterait le péril identitaire et les risques de submersion véhiculés par l’immigration
postcoloniale, que l’on qualifie assez généralement, depuis la fin des années 1970, d’ » invasion » ou de « colonisation
inversée » [21].

Le sous-titre est assez explicite : « Pour le réveil des valeurs fondamentales face à l’atome et à la
subversion. La guerre se gagne en temps de paix ». Malgré sa démission de l’armée en 1983, le général reçoit, pour cet
ouvrage, le prix Vauban 1986 de l’IHEDN, ce qui indique encore la présence de plus en plus importante des tenants de la
subversion dans les hautes études de défense.

Régénérer la subversion après la disparition de la menace soviétique

La disparition de l’URSS, en privant l’institution médiatico-sécuritaire et les institutions politiques de l’ennemi global
sur lequel elles s’étaient appuyées, va autoriser de nouveaux réseaux, au début des années 1990, à travers la légitimation
de la catégorie de « nouvelles menaces », à promouvoir une conception globale rénovée.

S’ouvre ainsi une sorte de
far-west sécuritaire à conquérir pour les réseaux coopérant à la restauration de la subversion. Durant la décennie 1990, les
réseaux médiatico-sécuritaires d’où proviennent ces spécialistes de l’insécurité, des violences urbaines, du terrorisme
international, du péril identitaire, etc. se stabilisent et renforcent leurs solidarités, évoluant pour certains depuis des
positions périphériques vers des positions centrales et surélevées, dans de multiples secteurs du champ.

Depuis ce
multi-positionnement s’opère la construction d’une figure de l’ennemi intérieur global et transversal susceptible de
légitimer la mise en oeuvre de nouveaux dispositifs sécuritaires. Pour cause, ces dispositifs remobilisent un grand
nombre d’éléments de la technologie contre-subversive. La notion de zone grise y est décisive. Elle permet d’intégrer ces
territoires intérieurs considérés comme milieux de production de la menace postcoloniale que sont les quartiers
populaires, à la théorie des territoires transnationaux de non-droit. Suivant le même processus que la doctrine de la guerre
révolutionnaire, le modèle sécuritaire tend à l’importation pour le contrôle intérieur et sur l’ensemble de la population,
des outils de la guerre coloniale. Il comporte une dynamique d’indistinction et de fusion des domaines militaires et
policiers.

Cette métamorphose de la structure du contrôle social s’observe à travers l’alliance de plus en plus poussée
entre des réseaux médiatico-sécuritaires (chargés de la diffusion des imaginaires sur l’ennemi et les moyens de le
soumettre), des réseaux politico-militaires (chargés de les constituer, de les autoriser et de les traduire en marchés d’Etat)
et, finalement, des réseaux industriels et financiers désireux de conquérir le marché sécuritaire découvert par une
privatisation encore relative du contrôle intérieur.

Comme le montre un article du lieutenant-colonel Grégoire de
Saint-Quentin dans la principale revue de la communauté politico-militaire en 1997, il est désormais largement légitime
de convoquer le répertoire de la doctrine de la guerre révolutionnaire pour envisager le contrôle sécuritaire local (« les
cités ») ou global (les « zones grises ») [22].

La menace migratoire. Une perspective de défense
globale

Pour comprendre le rôle de la menace migratoire dans la relégitimation du répertoire contre-subversif, il faut revenir sur la doctrine de la défense globale. Cette structure discursive détient une fonction centrale dans le processus d’ethnicisation
des menaces.

Penser les menaces dans le cadre de la défense globale

La construction de l’immigration comme menace dans la pensée militaire est liée parallèlement à l’institution préalable
de la doctrine de la défense globale. L’ordonnance du 7 janvier 1959 qui la régit à partir de la Constitution de la Ve
République est forgée dans le même contexte sociohistorique, imaginaire et discursif que la doctrine de la guerre
révolutionnaire. Croisant les problématiques de la Guerre froide, celles de la guerre totale et celles du terrain colonial,
faisant fusionner les corps de l’ennemi fellagha, civil, intérieur, infériorisé, racialisé, et celui de l’ennemi communiste,
civil ou militaire, intérieur et extérieur, global, encerclant, il s’agit d’y justifier comme nécessité de ne plus distinguer
l’intérieur de l’extérieur, le civil du militaire, le temps de paix du temps de guerre. La logique intrinsèque de cette pensée
institue une forme de mise en état de guerre permanent, autorisant l’intervention du militaire dans la société, une fusion
du contrôle policier de la population et des techniques militaires de l’encadrement et du commandement en territoire et
en période d’exception.

Au début des années 1970, au moment où apparaît la menace migratoire dans la pensée
politico-militaire, la défense globale est encore largement légitimée par les métaphores corporelles et chirurgicales qui
associent la menace à une agression virale du corps national. Un article de P. Lefebvre, universitaire en fonction au
SGDN, paru dans Défense nationale en 1978 fait la synthèse de ce qu’il est alors convenu d’appeler la « défense
globale » [23]. La rédaction de Défense nationale explique qu’elle emprunte « cette assimilation de la défense à un
organisme vivant à l’allocution du président Georges Pompidou, le 3 novembre 1969 à l’IHEDN » : « Toute défense
nationale dépend du ressort moral, de la résolution, de la volonté de vivre qui animent un peuple. Comme un malade
dont on dit qu’il a mauvais moral, une nation qui s’abandonne est condamnée ».

Elle explicite cette persistance d’une
sémiologie contre-subversive dans le concept de défense globale comme « propre à éclairer la notion de menace globale
qui recouvre l’ensemble des agressions de tous ordres, économiques, culturelles, mais aussi morales qui, si nous n’y
prenons garde, peuvent ruiner la nation ».

Ce qui diffère principalement de la « menace globale » envisagée auparavant
dans le courant des guerres coloniales, c’est que le vecteur principal, le monde communiste, tend désormais à être
remplacé par une nébuleuse de menaces plus ou moins formelles, au sein desquelles figure le monde communiste, à côté
du terrorisme, de l’individualisme, du matérialisme, de l’islam, de la démographie…

Cette diversification ne bouleverse
pas les conceptions dominantes de la défense globale, bien au contraire, elle permet de reconduire les principes de
l’indistinction du civil et du militaire, de la paix et de la guerre et la stigmatisation d’une menace intérieure mue depuis
l’extérieur, à travers un nouveau discours sur la population en général : la sécurité. La construction de l’immigration
comme menace va constituer, de ce point de vue, l’un des axes de cette reconduction de la défense globale face au déclin
de la menace soviétique.

Elle va répondre à un désir de globalité dans la figuration de l’ennemi, qui simplifie et
synthétise les menaces particulières autour d’un concept clair et pragmatique : l’ennemi est partout, caché dans la
population, à l’intérieur comme à l’extérieur du territoire, il se confond avec elle ; pour le réduire, il faut amener la
population à s’auto-contrôler, à opérer elle-même son immunisation, en lui faisant prendre conscience du danger qu’elle
court. C’est sur ce principe – considérer la population comme le milieu de prolifération de la subversion et, en même
temps, comme le corps à protéger – que la guerre coloniale-révolutionnaire a constitué l’un des laboratoires principaux de
conception de la pensée sécuritaire.

La construction du « problème de l’immigration »

Apparaissant au début des années 1970 comme une menace démographique avec l’émergence du tiers-monde en tant
qu’acteur transnational, puis comme une menace économique à mesure que la crise économique est conçue comme telle,
le migrant originaire du monde arabe devient l’idéal-type d’une menace géopolitique, religieuse et identitaire à partir de
l’intensification des antagonismes internationaux au Proche-Orient puis de la révolution khomeyniste en Iran.

C’est sous l’autorité de Pierre Chaban-Delmas et de Michel Poniatowski que sont mises en place les premières lois
visant à suspendre l’immigration et qu’est traduite en termes politiques, puis en dispositifs de contrôle, la notion de
sécurité. Un texte de Paul Dijoud, le secrétaire d’Etat aux travailleurs immigrés, constitue l’énoncé fondateur du
« problème de l’immigration » dans la pensée de la défense globale. Il est publié en 1976 dans Défense nationale sous le
titre « La France et les immigrés » [24]. Premier article de la revue, il synthétise un très grand nombre des dispositifs
visant à stigmatiser une menace globale issue du corps immigré, décrié jusque-là comme le support d’enjeux qui le
dépassaient et désormais comme une menace en soi. Il frappe ce modèle du sceau de l’autorité officielle de la pensée
d’Etat. Ce texte était censé légitimer auprès du monde politico-militaire les lois de 1973-1974 visant à restreindre, puis à
stopper l’entrée de travailleurs immigrés en provenance des anciennes colonies.

Au cours des années 1980 et suite à l’invention des « secondes générations » qui permettent de situer, parmi les
Français, une sorte de cinquième colonne orientale au coeur de l’Occident, le migrant se pare des stigmates de l’ennemi
pauvre, puis de ceux visant à qualifier une menace politique et sociale (« le jeune désoeuvré », « le délinquant », « le
casseur », etc.). Dans le même temps, la figure du « terroriste rouge » qui avait recouvert celle du « terroriste
musulman » depuis la fin de la guerre d’Algérie, est ré-ethnicisée, pour désigner un potentiel de conversion au terrorisme
international islamiste dans la population arabo-musulmane en France, catégorie permettant elle-même de réinstituer une
fracture socio-raciale dans la conception de la nation, dispositif essentiel qui caractérisait la structure coloniale et les
schèmes de pensée contre-subversifs.

L’ethnicisation des menaces

La menace terroriste prend, dans le courant de la décennie 1980, des dimensions très importantes au sein de la pensée
politico-militaire, et l’enjeu de la lutte entre les différents courants de pensée vise moins à savoir s’il s’agit d’une menace
globale – ce qui est largement partagé –, qu’à connaître son rapport en qualité et en quantité à la menace soviétique.

Ce
sont de nouveaux réseaux, les spécialistes de la sécurité internationale qui imposent leurs conceptions lorsque la menace
soviétique disparaît. Ils s’imposent ainsi eux-mêmes dans le champ de production du contrôle. Les attentats de 1986 sur
le territoire français semblent avoir joué un rôle décisif dans le cadre de l’ethnicisation de la figure du « terroriste
international », avant même la chute de l’URSS.

Ils leurs servent de marchepied. En les attribuant à une obscure
nébuleuse islamiste, ces nouveaux réseaux de « spécialistes de la sécurité internationale », qui sont, pour certains de leurs
acteurs, des anciens de la lutte contre-subversive en Algérie, et qui en connaissent les axes théoriques pour l’immense
majorité, vont pouvoir se légitimer progressivement puis conquérir des positions d’autorité dans le champ. Cette
problématique commence alors à s’articuler aux réflexions sur le contrôle du territoire, des frontières notamment, ainsi
que sur l’encadrement des étrangers et de leur circulation. La décennie 1980 voit s’instituer la conjugaison des figures du
« terroriste » et de l’étranger, par le partage d’un stigmate de suspicion vis-à-vis de l’allégeance nationale. La question de
l’allégeance des binationaux, des clandestins, des étrangers en général, d’un point de vue culturel, religieux, politique ou
dans le cadre du maintient de l’ordre va déterminer l’évolution du débat sur la réforme du Code de la nationalité.

Il
s’agit, pour ce débat, de redéfinir le statut du national et du sol, ainsi que des modalités d’acquisition de la nationalité
française en fonction de la reconnaissance de ces menaces transversales que sont le « terrorisme », le « péril identitaire »,
la « délinquance » ou l’ » islam » ; ou comment s’assurer de ne pas naturaliser des subversifs. A travers la question de la
binationalité on reconstruit, à mi-chemin entre « le clandestin » et le « Français d’origine immigrée », une figure du
« faux-Français », du Français suspect de défaut d’allégeance.
La promotion de la « menace islamiste » désigne le groupe des « musulmans en France » comme un milieu susceptible
d’abriter les germes d’une subversion globale.

Son articulation à la menace terroriste amène ces réseaux d’auteurs à
réfléchir sur les états d’exception et les manières de mettre en oeuvre une défense globale requérant, en période de paix,
des méthodes de guerre contre des populations civiles, nationales ou non. Elle va ainsi pouvoir piocher dans le répertoire
technique colonial dont la particularité avait été de réfléchir à l’encadrement d’une menace globale incrustée dans la
population musulmane, d’une technique d’exception pour une population d’exception. On assiste ainsi à la constitution
d’une pensée politique et militaire, d’Etat et privée, centrée sur la reconnaissance d’une menace transnationale prenant
appui sur une cinquième colonne socio-ethnicisée, cachée dans la population musulmane, où que celle-ci se trouve dans
le monde.

L’ennemi transversal. Construire la sécurité
internationale

La construction de l’immigration comme menace s’inscrit parallèlement dans un processus de construction internationale
d’un ennemi commun et transversal. Celui-ci s’opère à travers l’institution de l’antiterrorisme comme stratégie globale et
du migrant comme suspect par nature.

L’immigration comme menace transversale

Avec la disparition de l’ennemi soviétique, le corps immigré va pouvoir apparaître comme le support de reconstruction
d’un ennemi intérieur, socio-ethnique, furtif, global. A la différence de l’indigène-partisan des guerres d’Indochine et
d’Algérie, cet ennemi intérieur est désormais conçu comme transversal, et sa désignation permet de justifier la
coopération de réseaux médiatiques, économiques, politiques et sécuritaires autour de la production de contrôle.

La
première guerre d’Irak, puis les attentats de 1995 sur le territoire français vont ainsi constituer le socle sur lequel instituer
une prospective de la guerre civile postcoloniale, permettant aux entrepreneurs du contrôle de transformer le marché de la
menace intérieure en économie de guerre permanente.

Des théories de la guerre civile mondiale apparues au cours des
années 1950 vont ainsi être remobilisées de manière à articuler à la notion de zone grise, celles de chaos mondial et de
nouvelles menaces transversales. Si l’étude des courants dominant la pensée militaire française permet d’observer, avec le
11 septembre 2001, une intensification de la coopération internationale autour du contrôle des frontières, il ne semble pas
qu’elle se transforme réellement. La base du modèle sécuritaire de réduction de l’ennemi intérieur global est en effet mise
en oeuvre depuis les premières réactivations du plan Vigipirate en 1993-1994.

Le 11 septembre ne semble, lui,
fonctionner que comme le stimulateur d’une dynamique déjà expérimentée depuis plus d’une décennie selon une
gradation du temps de la crise permanente, les innovations en termes de contrôle et de restriction des libertés publiques
s’empilant par effet de cliquet. Il semble que la figure de l’ennemi socio-ethnique et transversal se stabilise autour de
1995, après la médiatisation des attentats attribués au FIS.

La figure de Khaled Kelkal synthétise, de ce point de vue très
précisément, la représentation dominante de l’ennemi intérieur dans la pensée politico-militaire française de l’après-Guerre
froide : un jeune mâle musulman et d’origine étrangère, issu des quartiers populaires dont la foi et/ou la délinquance
constitueraient le terreau du terrorisme islamiste et des violences urbaines. La répression des révoltes de l’automne 2005
a déterminé de la même manière l’intensification et la diversification de mécanismes amorcés et expérimentés depuis déjà
une décennie. Les quartiers populaires ségrégués servaient de territoire d’expérimentation pour l’importation de la guerre
urbaine et du contrôle des foules dans le maintien de l’ordre, depuis les émeutes de Villeurbanne au début des années
1990.

Leur traitement médiatico-politique aura permis de légitimer l’émulation d’un processus de fusion des techniques
policières et militaires dans le quadrillage des territoires d’exception. Cette dynamique s’inscrivait déjà dans la
redéfinition et le redéploiement de la gendarmerie – structure de statut militaire – et une superposition des maillages de
sécurité et de défense sur les zones grises. Ces mouvements d’exportation et d’importation, d’expérimentation collective
des nouveaux contextes de la guerre (la bataille d’Alger, l’Irlande, l’Irak, la Palestine, etc.), traduisent un phénomène : le
modèle sécuritaire revendique l’élaboration d’une souveraineté transnationale notamment et en tant qu’il est le produit
d’une fabrique transnationale, qu’il permet d’associer des réseaux économiques, politiques, médiatiques industriels et
militaires autour de l’ouverture d’un marché planétaire à conquérir.

Vigipirate, sécuriser le territoire

Dès 1974, les rapports de comité IHEDN et la revue Défense invitent à considérer l’évolution de la notion de défense
vers celle de sécurité, pour insister sur la permanence et la globalité du contrôle à mettre en place [25]. La notion de
sécurité, posant la population et le territoire à la fois comme des objets à protéger et comme les milieux de production
d’une menace intérieure, vise d’une certaine manière à généraliser dans le temps, l’espace et les catégories, des techniques
de contrôle conçues comme exceptionnelles [26].

C’est ainsi, sous le président Giscard d’Estaing, selon la même
dynamique visant à fermer les frontières et inciter les migrants nord-africains à quitter le territoire, qu’est instituée l’idée
selon laquelle « la sécurité est la première des libertés », que sont votées les lois anti-gang et qu’est créé le plan
Vigipirate en 1978. Cette première idée va diriger l’ensemble du paradigme visant à légitimer le modèle sécuritaire dans
les décennies suivantes. Les lois anti-gang constituent, elles, le tout premier retour en France et pour l’intérieur d’un
répertoire désormais « occidental » de la contre-subversion.

Elles renvoient très précisément aux dispositifs anti-gang
conçus par Frank Kitson pour l’Irlande du Nord à partir d’une rénovation des dispositifs algériens de Roger Trinquier. La
translation s’opère en prenant appui sur la désignation d’un ennemi intérieur furtif, traversant l’ensemble du corps social,
le délinquant, le casseur, le gauchiste...

Il s’agirait selon les concepteurs de l’anti-gang à la française d’appliquer au
maintien de l’ordre les méthodes de l’anti-terrorisme, à l’époque encore considérées comme appartenant au domaine de la
guerre. Ainsi s’amorce une conception du quadrillage urbain métropolitain à partir de l’apport technologique de
l’antiterrorisme en guerre coloniale. Le plan Vigipirate est conçu en 1978 pour faire face à une menace globale véhiculée
par une « internationale terroriste » incarnée par des « faux réfugiés politiques » et des « clandestins ».

Il signale
l’institution, dès la fin des années 1970, de l’amalgame du migrant et du « terroriste ». De surcroît, comme tout ce qui a
trait au fait militaire, nucléaire ou africain dans la conception de la défense globale et selon la constitution de la Ve
République, le plan Vigipirate relève du domaine présidentiel. Avisé par des « services spécialisés », qu’il juge légitimes
dans leur appréciation de la menace, le président décide de l’activation du plan, comme d’un état d’exception
supplémentaire, complétant le répertoire des leviers à disposition du souverain pour suspendre le contrôle juridique et
législatif. Classé confidentiel défense, celui-ci n’est pas publié et ne doit sa légitimité juridique qu’à l’ordonnance du 7
janvier 1959, qui organise la défense nationale sur la base de la défense globale, c’est-à-dire au bon vouloir du chef des
armées. Le plan a été actualisé à trois reprises, en juillet 1995, juin 2002 et mars 2003. Il est régi par le nouveau code de
la défense depuis sa publication, en avril 2007.

Son évolution est indissociable de l’instauration du terrorisme comme
menace globale, puis l’intensification et la généralisation de la lutte contre l’immigration, d’abord par le contrôle des
frontières, puis par le quadrillage du territoire. Il a été déployé pour la première fois en 1991, dans le cadre de la guerre
du Golfe et est devenu, depuis 1996, une sorte de disposition d’urgence permanente, fondée sur l’idée que la vie de l’Etat
et de la population est désormais constamment en jeu.

Le plan Vigipirate n’a pas été levé depuis, et est régulièrement
réactivé en position « renforcée », dont l’effet principal est l’intensification de la militarisation du quadrillage urbain et
de l’emploi de l’armée dans une fonction policière. L’indistinction relative entre temps de paix et temps de guerre avait
nourri la notion de crise ; il semble que l’on passe, à partir de l’activation permanente de Vigipirate, à une temporalité de
la crise permanente mais nivelée et graduée [27].

Le code couleur utilisé pour signifier le degré de la menace et la
puissance de contrôle à mettre en jeu, (jaune, orange, rouge, écarlate) réactive la métaphore nosologique de l’infection
virale et du traitement chirurgical. La plupart des auteurs politico-militaires le conçoivent comme un instrument de
dissuasion face au terrorisme et surtout de réduction du sentiment d’insécurité, cependant, une partie très minoritaire
mais non négligeable admet qu’il a essentiellement pour fonction une sorte de pacification permanente du territoire [28].

Le plan prévoit également le partage et la diffusion d’une culture de sécurité. Il repose en effet sur un principe de
responsabilité partagée de la sécurité : chacun devant prendre en compte les risques, du simple citoyen aux services
chargés d’intervenir contre le terrorisme. Conçu puis promu par de nombreux tenants de la contre-subversion, il hérite
d’un nombre important d’autres dispositifs issus des pensées contre-subversives. Le plan définit ainsi l’emploi du
militaire dans le contrôle intérieur pour encadrer la population comme milieu de propagation d’une menace terroriste. Il
incite à promouvoir une action psychologique sur la population pour l’amener à isoler les subversifs et à
s’auto-surveiller. Il institue des structures de renseignement permanentes dans la population.

L’élaboration du plan Vigipirate a constitué le lieu principal de transmutation de la pensée contre-subversive en pensée sécuritaire.

Construire la sécurité internationale face à un adversaire en commun
Le migrant semble constituer une figure transversale permettant d’activer une coopération internationale pour le contrôle
des frontières, un projet de renforcement de la souveraineté des Etats d’accueil sur le territoire, et donc un levier
politico-économique sur les Etats de provenance qui appartiennent, pour la plupart, au monde colonisé. Articulé à la
figure de l’étranger et du clandestin au début des années 1970, le migrant permet ainsi de convoquer des discours sur la
sécurité intérieure, en termes identitaires, juridiques ou économiques.

Nous avons analysé le cas français, mais des travaux comme ceux d’Ayse Ceyhan ou de Philippe Bonditti [29] permettent d’observer des phénomènes identiques aux Etats-Unis. L’articulation des figures du migrant pauvre et de
celles du « terroriste clandestin » va déterminer la mise en oeuvre des premières structures antiterroristes transnationales à
la fin des années 1970 et des premiers accords entre pays d’accueil pour une coopération dans la production de contrôle
sur un territoire commun. On peut, à la lecture de travaux sur la genèse de l’antiterrorisme international, concevoir l’idée
que ces plans de défense ont constitué pour l’ensemble des puissances engagées dans la lutte contre le terrorisme, un
même type de laboratoire commun. En France comme aux Etats-Unis, toute l’histoire de l’anti-terrorisme est liée à celle
du contrôle des frontières et à la surveillance de la population comme milieu de prolifération d’une subversion exogène.

En France, le « problème de l’immigration » apparaît dans les travaux de l’IHEDN au contact de documents visant à
expliquer la nécessité de fermer les frontières, d’en faire la base d’une coopération européenne, c’est-à-dire le support de
construction de la Communauté. On y observe une attention constante des courants français pour le « problème noir »
américain comme prospective de la guerre civile en France [30].

La problématique est liée à celle de la « sur-délinquance
nord-africaine » à un moment où l’incivilité et la délinquance sont posées comme de nouveaux enjeux de société, de
nouveaux domaines intéressant la défense globale. Entre 1986 et 1989, c’est la même dynamique qui organise ainsi, dans
les discours de Charles Pasqua devant l’IHEDN, la représentation d’une menace terroriste et celle d’une menace
migratoire. Cette articulation lui permet de justifier un nouveau plan de défense intérieure du territoire ainsi que l’urgence
de réformer le code de la nationalité : l’immigration postcoloniale incarnerait un milieu de prolifération pour l’ennemi
intérieur, et les cinquièmes colonnes d’une nouvelle menace globale, omnisciente, omniprésente, omnipotente [31].

La construction de la menace migratoire est coextensive à l’élaboration d’un discours sur l’ordre international et la
coopération dans la production de contrôle. Avec les années 1990, on voit s’imposer dans les travaux des auditeurs de
l’IHEDN comme dans la presse de défense, autour de la problématique du contrôle intérieur et des frontières, des séries
d’analyses visant à faire des retours d’expérience (RETEX) collectifs sur la pacification de Bagdad, de Srebrenica,
d’Abdidjan ou de Clichy-sous-bois.

Tous concluent sur la nécessité de lier la lutte contre les ennemis intérieurs sur le
plan national au contrôle international de l’immigration. Le contrôle global des frontières et la fusion du militaire et du
policier dans le domaine du maintien de l’ordre trouvent un terrain commun en la figure de l’ennemi transversal
socio-ethnique. A la fin des émeutes de 2005, qu’il avait attribuées à l’immigration, à l’islamisme et même à la
polygamie, le ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy invitait, sur ce principe, en décembre 2005 à Paris, les chefs de la
police israélienne Gideon Ezra et Moshe Karadi pour partager les savoir-faire français et israéliens en matière de contrôle
des foules et de maintien de l’ordre en milieu urbain [32].

Les héritages contre-subversifs du modèle sécuritaire

Nous avons synthétisé les modèles contre-subversifs et les modèles sécuritaires à travers cinq propositions.

Ceci permet
de mettre en évidence les axes discursifs issus de la guerre coloniale qui ont servi de répertoire technique pour la pensée
sécuritaire. On y observe des reconductions strictes, des reformulations plus ou moins profondes, ainsi que des
réagencements.

La lutte transnationale contre le péril soviétique a fourni les bases d’une expérimentation conjointe de la lutte contre le
terrorisme et l’immigration. Cette dernière a fourni l’axe principal de la production internationale du contrôle dans
l’après-Guerre froide. La construction de l’immigration comme menace a servi de support au retour de la pensée
contre-subversive dans le répertoire du contrôle intérieur et à la cohésion de la pensée de la défense globale face à la
reconnaissance du désordre mondial. Elle a également servi de support à la justification de l’indistinction relative du
militaire et du policier et la privatisation du contrôle constitutives de la mise en place du modèle sécuritaire.

L’enchevêtrement des discours identitaires et des discours sécuritaires s’inscrit dans la reconduction d’une pensée
métaphorique centrale pour les théories contre-subversives : la nation est un corps qu’il faudrait immuniser contre une
subversion de type virale, par la diffusion de l’esprit de défense et l’encadrement de ce corps par l’institution militaire, se
présentant comme le chirurgien des affections mortelles pour cette communauté imaginée qu’elle appelle nation.

Une généalogie de l’ennemi intérieur dans la pensée politico-militaire française montre comment la guerre coloniale a
constitué un lieu de conception et d’élaboration de la pensée et du contrôle sécuritaire. Les régénérations de la
contre-guérilla dans l’antiterrorisme peuvent expliquer la généralisation dans le temps et dans l’espace postcoloniaux, de
pratiques de contrôle d’exception et de techniques de guerre.

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