[ [ [ « Nous assistons à l’avènement d’une xénophobie d’Etat » - Yannis Lehuédé

Olivier Le Cour Grandmaison, enseignant en sciences politiques à l’Université d’Evry-Val-d’Essonne a parlé pour Libé.fr. Le Contre-journal-papier l’a repris. Et ses mots auront circulé dans tous les sens – y compris dans le QSP – tant ça fait plaisir d’entendre un universitaire parler clair. Il répondait à une question simple : Pour qualifier les “centres de rétention administratives”, peut-on parler de “camps” ?

« Ce type de camp n’a bien sûr rien à voir avec les camps de
concentration, où le propre de l’interné n’est pas seulement
d’être privé de sa liberté, mais également d’être massivement
exposé à des tortures et à une mort de masse permanente. Il est
pourtant tout à fait adéquat de parler de camp pour désigner les
structures dans lesquelles sont aujourd’hui internés en masse
des étrangers en situation irrégulière et destinés à être – selon la
formule consacrée – renvoyés dans leur pays d’origine. »

« Ça ne me paraît pas excessif. Le camp ne se reconnaît pas à
l’image qu’on en a coutumièrement, c’est-à-dire les barbelés,
miradors et une lumière blafarde et sinistre. Des lieux très hétérogènes
peuvent être effectivement transformés en camp, s’il est
possible rapidement d’y parquer un nombre relativement important
d’individus en exerçant sur eux un contrôle très strict.
Dernièrement à Roissy, des hôtels, des salles d’attentes pour
voyageurs normalement, des gares… sont devenus des camps.
Le point commun de tous ces lieux, c’est la technique répressive
utilisée : l’internement administratif. Il s’agit de priver
quelqu’un de sa liberté non sur la base d’un jugement prononcé
par un tribunal, mais en vertu d’une décision prise par une
autorité administrative. »

« Désormais, nous, et c’est un « nous » collectif, considérons
comme normal le fait d’interner des étrangers en situation irrégulière,
en oubliant complètement que lorsque cette technique a
été utilisée dans l’Algérie coloniale par exemple, les contemporains
la considéraient comme un procédé extraordinaire au
regard du droit commun. Nous assistons aujourd’hui à une
extraordinaire banalisation. À droite comme à gauche (pour ce
qui est de la gauche parlementaire), l’enfermement des étrangers
apparaît comme la solution adéquate. Il existe évidemment
plusieurs désaccords concernant les modalités d’application et le
traitement infligé, mais il existe un consensus sur la technique.
Mais pourquoi estimer normal que, pour le simple fait d’entrer
irrégulièrement sur le territoire national, des hommes et des
femmes puissent être privés de leur liberté ? »

« Ces camps nient assurément un principe de base : il ne
devrait pas être possible de priver quelqu’un de sa liberté en
dehors d’un crime et d’un délit dûment jugé par un tribunal
compétent ! Cela ne signifie pas que les internés sont privés de
tout droit, mais les garanties sont notoirement insuffisantes.
Un état d’exception permanent est mis en place, à l’intérieur
même de l’État de droit, conçu par l’État de droit ! Et qui fonctionne
fondamentalement contre les étrangers en situation irrégulière,
ce qu’une juriste appelle un “état de siège” contre les
étrangers. »

« D’un côté il existe un droit qui institue une sécurité juridique,
pour les nationaux, et de l’autre un droit qui institutionnalise
l’insécurité pour les étrangers en situation irrégulière. Même les
étrangers en situation régulière, en concubinage voire mariés
avec des Français(es), et avec des enfants en France, sont
menacés. Ils ne sont plus sûrs de pouvoir demeurer sur le territoire
français avec la politique initiée par Nicolas Sarkozy. C’est
une insécurité qui porte atteinte à un droit fondamental reconnu
par le Conseil d’État : le droit à mener une vie familiale normale.
 »

• Que dire de la répression de la révolte de Vincennes ?

« Vincennes n’est que le dernier exemple sinistre en date. Ces
violences ne sont pas des faits divers, ces violences ne sont pas
des bavures, ces violences sont structurelles ! Elles sont induites
par la nature même du camp, et par la stigmatisation des étrangers
perçus comme dangereux, et qui même s’ils ne sont pas
totalement dépourvus de droits, ne disposent que de prérogatives
minimales. »

« Ajoutez à cela des forces de police qui savent qu’elles opèrent
dans des lieux globalement soustraits aux contrôles, la violence
devient un phénomène banal et courant dans ces centres de
rétention. Les événements de Vincennes n’ont donc rien d’exceptionnel
concernant la violence, la nouveauté, on la trouve
dans les mouvements de protestation qui ont suivis, ainsi
qu’une petite opération politicienne tendant à faire croire que la
police et le gouvernement menaient une politique de transparence
en la matière. »

« Il faut rappeler qu’une seule association peut pénétrer dans les
centres : la CIMADE (Comité intermouvements auprès des
évacués). Si le gouvernement veut aller jusqu’au bout, il faudrait
commencer par autoriser toutes les associations qui défendent
les droits de l’homme à entrer dans ces camps. »

« Aujourd’hui, les camps de rétention concernent des hommes
et des femmes qui antérieurement, pour diverses raisons et
notamment parce qu’ils avaient des attaches fortes en France,
n’étaient pas arrêtés auparavant. Sont ainsi enfermées et expulsées
des personnes qui peuvent résider en France depuis dix,
quinze ans ou plus longtemps encore, qui peuvent vivre en
concubinage avec des Français(es), et qui dans certains cas
mêmes ont des enfants en France. »

« Les mêmes qui font grand cas de la préservation de l’unité
familiale quand il s’agit de nationaux, ou d’étrangers vivant
régulièrement en France, n’ont aucun scrupule à séparer les
parents de leurs enfants, voire à expulser des enfants en violant
pour cela une convention internationale ratifiée par la France et
certaines dispositions expresses du Code de l’entrée et du séjour
des étrangers et du droit d’asile. »

« Le nombre de personnes placées en rétention et expulsées a
ainsi considérablement augmenté dès l’entrée de Sarkozy au
ministère de l’Intérieur mais nous assistons à un phénomène
encore plus grave : l’avènement d’une xénophobie d’État !
Désormais il est assumé au plus haut niveau de l’État que
l’étranger en situation irrégulière est une source de troubles et de
maux. »

« La traque, l’arrestation et l’expulsion deviennent donc une
priorité nationale. Des moyens matériels et humains considérables
sont engagés à cette fin. Le ministère abracadabrantesque
de Brice Hortefeux en est l’incarnation : ministère de l’immi
gration, de l’identité nationale de co-développement et de l’intégration. Sur son site officiel, une seule activité est d’ailleurs mise en avant : la traque, l’arrestation et l’expulsion.
Les objectifs sont très élevés : pour 2008, le quota est fixé à 28 000 expulsions ! Et cela doit augmenter chaque année ! »

« Avec l’élection de Nicolas Sarkozy, la lutte contre les clandestins est pensée comme un élément essentiel de la préservation de la sécurité des nationaux et de l’unité nationale.
Nous assistons à un retour d’une forme très convenue, xénophobe et parfois agressive du nationalisme, avec l’objectif de redonner aux Français une fierté qu’ils seraient supposés ne plus éprouver pour leur patrie. Il s’agit d’articuler une politique ouvertement xénophobe et la réactivation de grands discours sur la France, son passé prestigieux, ses origines chrétiennes, les beautés de sa colonisation réputée avoir été synonyme de civilisation… »

« Les camps se multiplient en effet en Europe, principalement sur la “ligne de front” (Grèce, Malte, et les derniers entrants). L’externalisation se développe en parallèle pour redoubler et sanctuariser les frontières de l’Union Européenne. Il s’agit d’exporter les camps d’internement d’étrangers hors de l’UE, notamment dans les pays du Maghreb, considérés comme essentiel pour contrôler les “flux migratoires” en provenance d’Afrique. À charge pour ces États, que l’on sait peu scrupuleux quant au respect des droits de l’homme et des principes démocratiques, d’interner les étrangers sur leur sol. »

« La présence en Europe d’un nombre relativement important de camps d’internement au regard de son passé génocidaire, est très difficile à assumer. Selon le bon principe qui veut que l’on cache ce que l’on ne peut véritablement tolérer, on procède donc à l’externalisation de ces camps dans des États dont les diplomates disent pudiquement
qu’ils sont soumis à des “standards” juridiques différents. »

« Très cyniquement, cela signifie qu’il sera possible d’expulser plus facilement les étrangers arrêtés. Un ministre italien reconnaissait ainsi que ce qu’il advient dans les camps libyens n’est pas de son ressort. Sous-entendu, on s’en lave les mains !
L’Europe ne cesse de sous-entendre ou même d’affirmer explicitement qu’elle est en guerre contre les “clandestins”. Tous les moyens (ou presque) sont bons pour mener cette bataille ! »

« La directive (en projet) va dans ce sens : la rétention administrative pourrait atteindre dix-huit mois ! Ce projet permettrait aussi de prononcer contre les étrangers en situation irrégulière et expulsés dans leur pays d’origine une peine d’interdiction de séjour de cinq ans sur le territoire des États membres de l’UE. L’avènement d’une xénophobie d’État n’est donc pas propre à la France, il s’agit d’une véritable “xénophobie d’institution” au niveau européen. »

« Frontex, l’agence européenne qui se charge des frontières, dispose même de moyens militaires : les drones sont désormais utilisés pour le contrôle des frontières. Là encore on assiste à une extraordinaire banalisation de techniques originellement militaires désormais tournées vers le contrôle de populations civiles. Soit dit en passant après que le gouvernement français ait envisagé d’utiliser les mêmes drones pour les banlieues… »

• N’y a-t-il pas une certaine indifférence ou une trop faible mobilisation de l’opinion publique sur ces conditions de rétention ?

« Effectivement. Et cela s’explique tout d’abord par l’extraordinaire démission des partis de l’opposition parlementaire, pour des raisons électorales. Les députés ont en effet un droit d’accès permanent aux camps de rétention, dont ils n’usent visiblement pas ! Ensuite, Ces centres sont des “hors lieux” : ils sont quasiment invisibles ! Qui
sait lorsqu’il se rend à Roissy-CDG qu’à quelques mètres seulement de lui se trouvent des étrangers placés en zones d’attente et dans certains cas en cours d’expulsion ?
Il s’agit d’une invisibilité organisée. Cependant, entre le moment où Le Retour des camps ? a été écrit en 2007 et aujourd’hui, les réactions se multiplient car la situation s’est aggravée, les quotas d’expulsions se sont durcis, et aussi grâce aux mobilisations de masse organisées par le Réseau éducation sans frontières. Ces derniers ont fortement contribué à sortir ce sujet de la marginalité. »

[Source : Libération]

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